Casse-rôles.

Nos efforts, nos ennuis, nos échecs, l’absurdité de nos actes proviennent la plupart du temps de l’impérieuse nécessité où nous sommes de figurer des personnages hybrides, hostiles à nos vrais désirs sous couvert de les satisfaire.

Le rôle est cette caricature de soi que l’on mène en tous lieux, et qui en tous lieux introduit dans l’absence.

Et plus la vie quotidienne est pauvre, plus s’exacerbe l’attrait de l’inauthentique. Et plus l’illusion l’emporte, plus la vie quotidienne s’appauvrit. Délogée de l’essentiel à force d’interdits, de contraintes et de mensonges, la réalité vécue paraît si peu digne d’intérêt que les chemins de l’apparence accaparent tous les soins. On vit son rôle mieux que sa propre vie.

Mais tant vont les noms aux choses que les êtres les perdent.

De même que nous sommes condamnés à la survie, nous sommes condamnés à faire « bonne figure » dans l’inauthentique. 

Si l’individu voulait considérer le monde non plus dans la perspective du pouvoir mais dans une perspective dont il soit le point de départ, il aurait tôt fait de déceler les actes qui le libèrent vraiment, les moments les plus authentiquement vécus, qui sont comme des trous de lumière dans la grisaille des rôles.

Observer les rôles à la lumière du vécu authentique, les radiographier si l’on veut, permettrait d’en détourner l’énergie qui s’y est investie, de sortir la vérité du mensonge. Travail à la fois individuel et collectif.

Egalement aliénants, les rôles n’offrent pas pour autant la même résistance. On se sauve plus aisément d’un rôle de séducteur que d’un rôle de flic, de dirigeant, de prêtre. C’est ce qu’il convient pour chacun d’étudier de très près.

Collectivement, il est possible de supprimer les rôles. La créativité spontanée et le sens de la fête qui se donnent libre cours dans les moments révolutionnaires en offrent de nombreux exemples. Quand la joie occupe le cœur du peuple, il n’y a ni chef ni mise en scène qui puisse s’en emparer. 

C’est sans conteste de l’inadaptation à la société du spectacle que viendra une nouvelle poésie du vécu, une réinvention de la vie.  

Extraits librement agencés du Traité de savoir-vivre à l’usage
des jeunes générations

L’effacement de la personnalité accompagne fatalement les conditions de l’existence concrètement soumise aux normes spectaculaires, et ainsi toujours plus séparée des possibilités de connaître des expériences qui soient authentiques, et par là de découvrir ses préférences individuelles. L’individu, paradoxalement, devra se renier en permanence, s’il tient à être un peu considéré dans une telle société. Cette existence postule en effet une fidélité toujours changeante, une suite d’adhésions constamment décevantes à des produits fallacieux. Il s’agit de courir vite derrière l’inflation des signes dépréciés de la vie. La drogue aide à se conformer à cette organisation des choses ; la folie aide à la fuir.
Guy Debord, Commentaires sur La société du spectacle.