Lorsque l’effondrement du sens commun atteint un certain seuil, l’individu désarmé se replie sur les formes les plus archaïques de la pensée. Ce n’est pas une régression morale, c’est une capitulation devant l’impossibilité de penser ce qui arrive réellement.
Comprendre exigerait de soutenir la tension du réel, d’accepter que les causes soient multiples, enchevêtrées, irréductibles aux schémas rassurants. Mais l’état de siège permanent dans lequel on maintient les consciences rend cette tension insupportable.
La pensée elle-même devient un fardeau dont on se décharge au profit des explications toutes faites : le bouc émissaire, l’homme providentiel, le mythe de l’âge d’or.
Tout plutôt que d’affronter le vertige d’un monde devenu inintelligible parce que sa rationalité propre est celle de la catastrophe en cours.
Ce que l’on nomme pudiquement « besoin de sécurité » n’est que l’aveu d’une défaite : celle de la pensée critique face à l’angoisse de ne plus rien maîtriser.
Car penser vraiment, c’est accepter de ne pas savoir d’avance, de ne pas clore le sens. C’est demeurer dans l’inconfort de ce qui reste ouvert, problématique, inquiétant.
Mais ceux qui ont été dépossédés de tout ne trouvent qu’à se cramponner par épuisement aux dernières certitudes bradées ; la nation, la race, la tradition, l’autorité : tout ce qui sent le rance, le moisi, en bref le ressentiment.
La crispation identitaire n’est que le masque de la panique. Elle fonctionne comme une carapace psychique de fortune, bricolée à la volée pour ne pas se disloquer tout à fait.
L’ouverture, la capacité de penser autrement, suppose des conditions matérielles et psychiques qui n’existent plus.
Elle exige une certaine intégrité intérieure, une confiance minimale dans la possibilité d’un futur autre que la gestion du désastre.
Elle suppose aussi des espaces de délibération réelle, des lieux où l’on puisse encore élaborer ensemble autre chose que des stratégies de survie immédiate.
La société spectaculaire-marchande a méthodiquement détruit ces espaces, atomisé les individus, liquidé toute forme de sociabilité non médiatisée par la marchandise ou l’écran.
Il ne reste que des monades isolées, épuisées, incapables de soutenir l’effort de penser contre le flux ininterrompu des images et des injonctions.
Dans ces conditions, l’énergie psychique disponible se consume entièrement dans la défense, l’aigreur, la sidération.
Les périodes de crise peuvent, en théorie, ouvrir des brèches : contraindre à l’expérimentation, réveiller des solidarités ensevelies, rendre visible l’arbitraire de l’ordre établi.
Mais ce potentiel ne se réalise que là où subsistent encore des formes de conscience historique, des traditions de résistance, une mémoire de ce qu’a pu être l’autonomie collective.
Dans une société déjà ravagée par des décennies de contre-révolution douce, saturée d’angoisse diffuse et privée de tout horizon d’émancipation crédible, la crise ne produit que son contraire : le besoin d’ordre, le désir d’en finir, l’appel à l’homme fort.
La catastrophe ne radicalise pas, elle tétanise.
Elle ne révèle pas la possibilité d’un autre monde, elle précipite la fuite éperdue vers les vieilles idoles.
Ce que l’on nomme « extrême droitisation » n’est que la face émergée d’un processus plus profond : la mise hors service de la faculté de comprendre.
Quand l’urgence devient permanente, quand l’avenir n’est plus qu’une menace, quand chaque jour charrie son lot de catastrophes normalisées, la capacité d’analyse critique devient un luxe inaccessible ou un risque insupportable.
Penser devient dangereux, et pour soi-même d’abord, parce que cela rouvre la plaie d’un réel inacceptable. Le repli réactionnaire n’est pas un choix, mais un symptôme : celui d’un monde où comprendre ce qui arrive réellement impliquerait de reconnaître que tout s’est déjà abîmé, dans tous les sens du terme ; que la machine s’emballe vers sa propre destruction, et que la plupart d’entre nous en sont les rouages consentants.
Le pouvoir n’a plus besoin de réprimer la pensée, il lui suffit d’entretenir les conditions de son impossibilité.
La peur fait le reste.




