Le spectacle de l’abondance insouciante s’est achevé depuis près de cinquante ans. Dès le milieu des années 70, les carottes étaient déjà cuites et avaient vite pris un goût bizarre.
Ce qui s’achève à présent, c’est le spectacle de l’insatisfaction.
Voici que les carottes falsifiées commencent à manquer.
Il ne restera bientôt plus en réserve que le spectacle du bâton.
Tout ce qui apparaîtra sera mauvais, parce que tout ce qui est mauvais apparaîtra.
Mais il suffira comme toujours au spectacle que les spectateurs restent passivement fixés devant les apparences, puisque comme la passivité aura fait son lit, elle se couchera.
Le cynisme au pouvoir abat sa meilleure carte : « assommons les pauvres ».
Assommés au figuré, les spectateurs seront plus facilement couchés.
Couchés, ils seront plus faciles à assommer au propre.
Le vrai est un moment du faux : le temps de la servilité insouciante est terminé. L’abondance de ses prétextes se raréfie.
Il va falloir faire beaucoup d’efforts.
Now the fake carrots are starting to run out.
The spectacle of carefree abundance ended nearly fifty years ago. By the mid-1970s, the carrots were already cooked and had quickly taken on a strange taste. What is coming to an end now is the spectacle of dissatisfaction. Now the fake carrots are running out. Soon there will be nothing left but the spectacle of the stick. Everything that appears will be bad, because everything that is bad will appear. But it will suffice, as always in the spectacle, for the spectators to remain passively fixed before appearances, since as passivity will have made its bed, it will lie down. The cynicism in power plays its best card: « let’s knock out the poor ». Figuratively knocked out, the spectators will be more easily put to sleep. Stunned, they will be easier to stun literally. The real is a moment of the false: the time of carefree servility is over. The abundance of its pretexts is becoming rarer. It will be necessary to make a lot of efforts.
Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.
Supplément au voyage de Bougainville – Diderot.
La domination s’appareille toujours de ces désirs non-naturels et non-nécessaires qu’Epicure nous enjoignait de fuir, et pour cela, elle a mis le reste de l’humanité au travail forcé. Evidemment, le spectacle de cette masse s’épuisant, se courbant, gémissant pour la servir rajoute à ses joies aussi malsaines que vaines, comme il la persuade de la supériorité de sa creuse existence parasitaire et la conforte pour finir dans son mépris des basses tâches – des tâches qu’elle a rendues basses.
Et comme ses faux besoins forment un tonneau percé, elle a contaminé la terre entière de cette ivresse maladive, pliant à ses caprices non seulement le reste de l’humanité, mais le savoir, les savoir-faire, les animaux, les végétaux, les minéraux, faisant miroiter à ses serviteurs les plus dociles l’espoir de ramasser des restes de son festin empoisonné, et faisant de cette docilité la vertu universelle pour ceux capables d’en attraper les miettes.
De là nous ne tirons cependant pas l’idée, qui se voudrait renversante, mais qui n’est qu’inversée, selon quoi, et bien, le désir de se délivrer des contraintes, des lourdeurs, des peines, du labeur serait insensé, irréaliste, éthéré, etc.
Elle est aussi légitime que juste. C’est sans nul doute l’exploitation du travail d’autrui et l’aliénation fatale qui en résulte qui ont rendu le travail mauvais : étranger, contraint, dominé par le désagrément, l’amertume, le déplaisir. Mais c’est la sagesse naturelle des peuples primitifs (ou premiers ou racines, etc.) que d’avoir toujours cherché à répondre aux nécessités de façon agréable, la plus légère, la plus joyeuse, rieuse, créative possible. Cette alchimie des activités correspond à ce qu’Epicure appelait les désirs naturels mais non nécessaires, pour les distinguer des besoins. On peut considérer, avec Spinoza, que ces désirs sont pourtant également nécessaires à l’épanouissement des potentialités proprement humaines, et à ce tire entièrement naturels ; c’est-à-dire qu’ils forment le conatus de l’espèce ; son effort pour s’accomplir et persévérer dans son être.
Il existe un moyen simple de les distinguer des activités productrices de malheur, de réduction et de rétrécissement de l’existence et de l’humain : elles sont effort sans se forcer. Et si elles sont tel, c’est que l’individu et/ou la communauté qui les accomplissent ressentent ici et maintenant, immédiatement, la joie qui accompagne nécessairement le développement et/ou l’épanouissement de soi.
Elles sont donc non pas des nécessités s’imposant de l’extérieur, mais des réalisations maîtrisées de l’intérieur. Ceci peut être illustré de mille façons ; par exemple, là tout de suite, je fais un effort pour écrire, mais qui n’a rien à voir avec la saisie d’un texte qui ne m’intéresserait pas. Je faisais remarquer, il y a un bon moment déjà, à quelques conspirationnistes, que laver la vaisselle pouvait être une œuvre vivante et jouissive, ce qui les laissa cois. Je ne parlais évidemment pas du « métier » de « plongeur ».
Alors donc voilà : oui l’urgent permanent est de se débarrasser de toutes les dominations (et pas seulement à l’extérieur de soi), mais oui aussi, la « nostalgie du présent » – qui est le nerf de la « vraie guerre » (Gorgio Cesarano) – nous enjoint en tout temps et en tous lieux de nous délivrer autant que possible de tout ce qui, nous courbant de trop, nous épuise, nous déforme, nous rapetisse, nous déspiritualise ; d’ennoblir, d’élever, d’alléger donc, et de rendre autant que faire se peut et se pourra ludiques, créatives, légères, célestes même toutes nos activités, avec et sans efforts.
Extrait de La Société contre l’état, de Pierre Clastres.
« Si dans notre langage populaire on dit « travailler comme un nègre », en Amérique du Sud en revanche on dit « fainéant comme un Indien ». Alors, de deux choses l’une ou bien l’homme des sociétés primitives, américaines et autres, vit en économie de subsistance et passe le plus clair de son temps dans la recherche de la nourriture ; ou bien il ne vit pas en économie de subsistance et peut donc se permettre des loisirs prolongés en fumant dans son hamac. C’est ce qui frappa, sans ambiguïté, les premiers observateurs européens des Indiens du Brésil. Grande était leur réprobation à constater que des gaillards pleins de santé préféraient s’attifer comme des femmes de peintures et de plumes au lieu de transpirer sur leurs jardins. Gens donc qui ignoraient délibérément qu’il faut gagner son pain à la sueur de son front. C’en était trop, et cela ne dura pas : on mit rapidement les Indiens au travail, et ils en périrent. Deux axiomes en effet paraissent guider la marche de la civilisation occidentale, dès son aurore le premier pose que la vraie société se déploie à l’ombre protectrice de l’État ; le second énonce un impératif catégorique : il faut travailler. Les Indiens ne consacraient effectivement que peu de temps à ce que l’on appelle le travail. Et ils ne mouraient pas de faim néanmoins. Les chroniques de l’époque sont unanimes à décrire la belle apparence des adultes, la bonne santé des nombreux enfants, l’abondance et la variété des ressources alimentaires. Par conséquent, l’économie de subsistance qui était celle des tribus indiennes n’impliquait nullement la recherche angoissée, à temps complet, de la nourriture. Donc une économie de subsistance est compatible avec une considérable limitation du temps consacré aux activités productives. Soit le cas des tribus sud-américaines d’agriculteurs, les Tupi-Guarani par exemple, dont la fainéantise irritait tant les Français et les Portugais. La vie économique de ces Indiens se fondait principalement sur l’agriculture, accessoirement sur la chasse, la pêche et la collecte. Un même jardin était utilisé pendant quatre à six années consécutives. Après quoi on l’abandonnait, en raison de l’épuisement du sol ou, plus vraisemblablement, de l’invasion de l’espace dégagé par une végétation parasitaire difficile à éliminer. Le gros du travail, effectué par les hommes, consistait à défricher, à la hache de pierre et par le feu, la superficie nécessaire. Cette tâche, accomplie à la fin de la saison des pluies, mobilisait les hommes pendant un ou deux mois. Presque tout le reste du processus agricole — planter, sarcler, récolter —, conformément à la division sexuelle du travail, était pris en charge par les femmes. Il en résulte donc cette conclusion joyeuse : les hommes, c’est-à-dire la moitié de la population, travaillaient environ deux mois tous les quatre ans ! Quant au reste du temps, ils le vouaient à des occupations éprouvées non comme peine mais comme plaisir : chasse, pêche ; fêtes et beuveries ; à satisfaire enfin leur goût passionné pour la guerre.
Or ces données massives, qualitatives, impressionnistes trouvent une confirmation éclatante en des recherches récentes, certaines en cours, de caractère rigoureusement démonstratif, puisqu’elles mesurent le temps de travail dans les sociétés à économie de subsistance. Qu’il s’agisse de chasseurs-nomades du désert du Kalahari ou d’agriculteurs sédentaires amérindiens, les chiffres obtenus révèlent une répartition moyenne du temps quotidien de travail inférieure à quatre heures par jour. J. Lizot, installé depuis plusieurs années chez les Indiens Yanomami d’Amazonie vénézuélienne, a chronométriquement établi que la durée moyenne du temps consacré chaque jour au travail par les adultes, toutes activités comprises, dépasse à peine trois heures. Nous n’avons point nous-mêmes effectué de mesures analogues chez les Guayaki, chasseurs nomades de la forêt paraguayenne. Mais on peut assurer que les Indiens, hommes et femmes, passaient au moins la moitié de la journée dans une oisiveté presque complète, puisque chasse et collecte prenaient place, et non chaque jour, entre 6 heures et 11 heures du matin environ. Il est probable que des études semblables, menées chez les dernières populations primitives, aboutiraient, compte tenu des différences écologiques, à des résultats voisins.
Nous voici donc bien loin du misérabilisme qu’enveloppe l’idée d’économie de subsistance. Non seulement l’homme des sociétés primitives n’est nullement contraint à cette existence animale que serait la recherche permanente pour assurer la survie ; mais c’est même au prix d’un temps d’activité remarquablement court qu’est obtenu — et au-delà — ce résultat. Cela signifie que les sociétés primitives disposent, si elles le désirent, de tout le temps nécessaire pour accroître la production des biens matériels. Le bon sens alors questionne : pourquoi les hommes de ces sociétés voudraient-ils travailler et produire davantage, alors que trois ou quatre heures quotidiennes d’activité paisible suffisent à assurer les besoins du groupe ? à quoi cela leur servirait-il ? A quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ? Quelle en serait la destination ? C’est toujours par force que les hommes travaillent au-delà de leurs besoins. Et précisément cette force-là est absente du monde primitif, l’absence de cette force externe définit même la nature des sociétés primitives. On peut désormais admettre, pour qualifier l’organisation économique de ces sociétés, l’expression d’économie de subsistance, dès lors que l’on entend par là non point la nécessité d’un défaut, d’une incapacité, inhérents à ce type de société et à leur technologie, mais au contraire le refus d’un excès inutile, la volonté d’accorder l’activité productrice à la satisfaction des besoins. Et rien de plus. D’autant que, pour cerner les choses de plus près, il y a effectivement production de surplus dans les sociétés primitives la quantité de plantes cultivées produites (manioc, maïs, tabac, coton, etc.) dépasse toujours ce qui est nécessaire à la consommation du groupe, ce supplément de production étant, bien entendu, inclus dans le temps normal de travail. Ce surplus-là, obtenu sans surtravail, est consommé, consumé, à des fins proprement politiques, lors des fêtes, invitations, visites d’étrangers, etc. L’avantage d’une hache métallique sur une hache de pierre est trop évident pour qu’on s’y attarde : on peut abattre avec la première peut-être dix fois plus de travail dans le même temps qu’avec la seconde ; ou bien accomplir le même travail en dix fois moins de temps. Et lorsque les Indiens découvrirent la supériorité productive des haches des hommes blancs, ils les désirèrent, non pour produire plus dans le même temps, mais pour produire autant en un temps dix fois plus court. C’est exactement le contraire qui se produisit, car avec les haches métalliques firent irruption dans le monde primitif indien la violence, la force, le pouvoir qu’exercèrent sur les Sauvages les civilisés nouveaux venus. Les sociétés primitives sont bien, comme l’écrit J. Lizot à propos des Yanomami, des sociétés de refus du travail : « Le mépris des Yanomami pour le travail et leur désintérêt pour un progrès technologique autonome est certain ». Premières sociétés du loisir, premières sociétés d’abondance, selon la juste et gaie expression de M. Sahlins.
Si le projet de constituer une anthropologie économique des sociétés primitives comme discipline autonome a un sens, celui-ci ne peut advenir de la simple prise en compte de la vie économique de ces sociétés on demeure dans une ethnologie de la description, dans la description d’une dimension non autonome de la vie sociale primitive. C’est bien plutôt lorsque cette dimension du “fait social total” se constitue comme sphère autonome que l’idée d’une anthropologie économique apparaît fondée : lorsque disparaît le refus du travail, lorsqu’au sens du loisir se substitue le goût de l’accumulation, lorsqu’en un mot se fait jour dans le corps social cette force externe que nous évoquions plus haut, cette force sans laquelle les Sauvages ne renonceraient pas au loisir et qui détruit la société en tant que société primitive cette force, c’est la puissance de contraindre, c’est la capacité de coercition, c’est le pouvoir politique. Mais aussi bien l’anthropologie cesse dès lors d’être économique, elle perd en quelque sorte son objet à l’instant où elle croit le saisir, l’économie devient politique.
Pour l’homme des sociétés primitives, l’activité de production est exactement mesurée, délimitée par les besoins à satisfaire, étant entendu qu’il s’agit essentiellement des besoins énergétiques : la production est rabattue sur la reconstitution du stock d’énergie dépensée. En d’autres termes, c’est la vie comme nature qui — à la production près des biens consommés socialement à l’occasion des fêtes — fonde et détermine la quantité de temps consacré à la reproduire. C’est dire qu’une fois assurée la satisfaction globale des besoins énergétiques, rien ne saurait inciter la société primitive à désirer produire plus, c’est-à-dire à aliéner son temps en un travail sans destination, alors que ce temps est disponible pour l’oisiveté, le jeu, la guerre ou la fête. à quelles conditions peut se transformer ce rapport de l’homme primitif à l’activité de production ? à quelles conditions cette activité s’assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins énergétiques ? C’est là poser la question de l’origine du travail comme travail aliéné.
Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres de la circulation des produits de cette activité : ils n’agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d’échange des biens médiatise le rapport direct de l’homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l’activité de production est détournée de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C’est alors que l’on peut parler de travail quand la règle égalitaire d’échange cesse de constituer le “code civil” de la société, quand l’activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C’est bien là en effet qu’elle s’inscrit, la différence entre le Sauvage amazonien et l’Indien de l’empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser ta dette à notre égard.
Quand, dans la société primitive, l’économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l’activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c’est que la société n’est plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c’est qu’elle a cessé d’exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes. »
La société du spectacle a produit des spectateurs – c’est-à-dire des êtres passifs tout aussi falsifiés que leurs marchandises -, qui assistent maintenant – pour le moment toujours aussi passivement pour la plupart -, aux premières scènes dramatiques de l’acte final de la tragédie – dans laquelle ils doivent pourtant fatalement découvrir qu’ils en sont eux-mêmes les figurants -, dans le même temps où ils sont contraints de réaliser qu’il ne s’agit pas d’un mauvais scénario, mais bien de la seule réalité disponible. Quant à ceux qui s’y donnent le beau rôle – politiciens, médiatiques, vedettes – les masques de plus en plus répugnants auxquels ils s’accrochent leur font chaque jour un peu plus ce rictus hideux qui annonce le bâton final auquel devra manquer la carotte.
The cathartic moment.
The society of the spectacle has produced spectators, that is to say passive beings just as falsified as their merchandise, who are now attending – for the moment still passively for the most part -, the first dramatic scenes of the final act of the tragedy – in which they must however fatally discover that they are themselves the extras -, at the same time as they are forced to realize that it is not a bad scenario, but the only reality available. As for those who give themselves the good role – politicians, media people, stars – the more and more repulsive masks to which they cling make them a little more each day this hideous rictus which announces the final stick to which the carrot will have to miss.
Le fiu fait partie de l’existence tahitienne authentique. Il existe toujours dans les îles les plus reculées de Polynésie, là où la nature garde encore une bonne part de sa puissance d’inspiration*. Le fiu, c’est l’instauration naturelle immédiate de la grève sauvage. Le fiu est cette puissance naturelle d’inertie qui s’empare de l’individu dans n’importe quelle situation et fait de lui un absent. Indisponible, inintéressé, injoignable. Je suis là mais je n’y suis plus. Je ne viendrai pas travailler, il y a urgence absolue à ne rien faire.
Le fiu est généralement défini, dans les dictionnaires falsifiés, comme un état d’âme proche du spleen, alors qu’il serait à tout prendre bien plus proche de la vacuité bouddhique.
Il est cet appel naturel performatif par quoi l’individu court-circuite le stress, la frénésie, la contrainte. La dissolution radicale, soudaine et irrépressible, de tous les problèmes attachés au sérieux de l’existence et de tout le sérieux attaché à ces problèmes. Le fiu est l’ennemi du productivisme, de la rentabilité, du temps compté, du travail aliéné.
Il est la forme naturelle primitive du refus tout puissant de toute contrainte.
Comité pour la généralisation du fiu.
Nous parlerons une autre fois du Mana.
The all-powerful « fiu ».
The fiu is part of the authentic Tahitian existence. It still exists in the most remote islands of Polynesia, where nature still retains much of its power of inspiration*. Fiu is the immediate natural establishment of the wild shore. The fiu is this natural power of inertia which seizes the individual in any situation and makes him absent. Unavailable, uninterested, unreachable. I am there but I am not there anymore. I will not come to work, there is an absolute urgency to do nothing.
Fiu is generally defined, in falsified dictionaries, as a state of mind close to spleen, whereas it would be much closer to Buddhist emptiness.
It is that natural performative call by which the individual bypasses stress, frenzy and constraint. The radical, sudden and irrepressible dissolution of all the problems attached to the seriousness of existence and of all the seriousness attached to these problems. The fiu is the enemy of productivism, of profitability, of the counted time, of alienated work.
It is the primitive natural form of the powerful refusal of all constraints.
(Nous parlerons à mots couverts. Nous laissons à la sagacité (« pénétration, finesse, vivacité d’esprit qui fait découvrir et comprendre les choses les plus difficiles ») de nos lecteurs le soin d’en comprendre les raisons.)
La critique radicale (à la racine) s’est quelque peu éparpillée depuis 1967, ce qui n’est pas inintéressant dans la mesure où ont été ainsi analysés et démontés des rouages, des matériaux et des composants déterminants de la fabrication de la société du spectacle.
Ce qui est dommage et dommageable, c’est que le point de vue unitaire s’est perdu, et qu’à la place divers courants se sont employés à en dévaloriser d’autres, en les évaluant de façon réductrice par le petit bout de leurs lorgnettes préférées. Ce qui a produit une importante quantité de demi-vérités taillées en forme de flèches empoisonnées.
L’omission de la théorie du spectacle dans l’exposé de la genèse de ces nouveaux concepts censés remplacer avantageusement le point de vue unitaire a été généralement volontaire : l’héritage situationniste est encombrant ; difficile d’y faire un tri, difficile de prendre ou de ne pas prendre parti, et Debord est difficile à lire, sans parler du personnage, encore plus encombrant.
Quoi qu’on en dise, nous saluons pourtant l’attitude aussi élégante qu’honnête et rigoureuse que Jaime Semprun a su maintenir publiquement à cet égard (et dans le privé aussi à notre connaissance). Ce qui n’est sans doute pas pour rien dans la force de frappe que ses écrits conservent : sans prétendre avoir le monopole de l’intelligence, il en a assurément assimilé le mode d’emploi, qui tient au maintien au moins implicite du point de vue unitaire.
Des pages et des pages d’éristique ont été remplies à ce sujet, nous n’en dirons pas plus pour notre part. Et bien évidemment, nous n’avons aucunement la prétention, ni les moyens, ni le goût, ni d’ailleurs l’objectif de considérer nos apports comme pouvant et devant rivaliser avec tant de pertinence (se reporter à ce sujet aux textes d’introduction de la revue numéros 1 et 2).
Nous faisons juste ce qu’il faut, dans la mesure de nos moyens, pour établir les observations qui peuvent être utiles pour comprendre à la racine le mensonge central de ce monde. On comprendra sans peine l’utilité de cette démarche, et si on ne la comprend pas, le monde s’en chargera.
Il est important de notre point de vue de laisser non une signature mais des traces aux quatre coins du monde. Il est là aussi facile à deviner pourquoi cette part stratégique doit rester secrète.
Et donc voilà. Puisque nous vivons dans la société du spectacle, et qu’elle produit industriellement hypnose, fétichismes, passivité, sur fond de falsification de tout, il est nécessaire de subvertir les normaux ; déstabiliser les bonnes et les fausses consciences, détecter leurs failles et contribuer à aider les regards de ceux qui ont assez dormi à supporter à la fois la poussière laissée par les marchands de sable et la lumière qui cherche encore son siècle.
Pour le dire par métaphore : si vous voulez comprendre la pièce qui se joue, ce qu’elle produit chez les spectateurs, ce n’est que secondairement qu’il vous faut – et il le faut certainement – analyser le détail de chaque scène et des moindres répliques, pas plus que la composition des planches, des costumes, des décors, et ce qu’elle implique de maltraitances et de nuisances.
La comédie est déjà finie, un vieux chant populaire de Toscane conclut plus vite et plus savamment : « E la vita non è la morte, ó E la morte non è la vita. ó La canzone è già finita. »
Inferences that are drawn « from the nature of the society in which we live. »
(We will speak in words. We leave it to the sagacity (« penetration, finesse, sharpness of mind which makes one discover and understand the most difficult things ») of our readers to understand the reasons).
The radical critique (at the root) has been somewhat scattered since 1967, which is not uninteresting insofar as it has analyzed and dismantled the cogs, the materials and the determining components of the fabrication of the society of the spectacle.
What is unfortunate and damaging is that the unitary point of view has been lost, and that in its place various currents have worked to devalue others, evaluating them in a reductive way through the small end of their favorite lorgnettes.
This has produced a large quantity of half-truths cut in the shape of poisoned arrows. The omission of the theory of the spectacle from the presentation of the genesis of these new concepts, which are supposed to replace the unitary point of view to good effect, has generally been voluntary: the situationist heritage is cumbersome; it is difficult to sort through it, difficult to take sides or not, and Debord is difficult to read, not to mention the character, which is even more cumbersome.
However, we salute the elegant, honest and rigorous attitude that Jaime Semprun has maintained publicly in this regard (and privately as well, to our knowledge). Without claiming to have a monopoly on intelligence, he has certainly assimilated the instructions for its use, which are based on the at least implicit maintenance of the unitary point of view.
Pages and pages of eristics have been filled on this subject, we will say no more about it for our part. And of course, we have neither the pretension, nor the means, nor the taste, nor the objective to consider our contributions as being able to and having to compete with so much relevance (see on this subject the introductory texts of the review numbers 1 and 2).
We just do what is necessary, as far as we can, to establish the observations that can be useful to understand at the root the central lie of this world. The usefulness of this will be readily understood, and if it is not understood, the world will take care of it. It is important from our point of view to leave not a signature but traces in the four corners of the world. It is also easy to guess why this strategic part must remain secret.
And so there you have it. Since we live in the society of the spectacle, and since it industrially produces hypnosis, fetishism, passivity, on the background of falsification of everything, it is necessary to subvert the normals; to destabilize the good and the false consciences, to detect their faults and to contribute to help the eyes of those who have slept enough to support at the same time the dust left by the sand merchants and the light which still seeks its century.
To put it metaphorically: if you want to understand the play that is being performed, what it produces in the spectators, it is only secondarily that you have to – and you certainly have to – analyze the details of each scene and of the smallest lines, no more than the composition of the boards, the costumes, the sets, and what it implies of maltreatments and nuisances.
The comedy is already over, an old popular song from Tuscany concludes faster and more skillfully: « E la vita non è la morte, ó E la morte non è la vita. ó La canzone è già finita. »
C’est en 1967 que cette société a été nouvellement caractérisée comme société du spectacle (Guy Debord). Voici que « toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles » où « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans la représentation », de sorte que « la réalité vécue » est « envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. » Debord note aussi que « le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis » et que « la phase présente de l’occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie conduit à un glissement généralisé de l’avoir au paraître, dont tout avoir effectif doit tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière », de sorte que « les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. »
Ceci, qui n’a fait depuis que se renforcer, est aisément observable à tous les coins de rue de ces mêmes sociétés. Ce faisant, c’est le capitalisme – la domination assise sur le profit et réciproquement – qui s’est démocratisé en tant que motivation centrale des comportements sous la forme d’une multitude de représentations ambulantes. L’esprit des hommes ne perçoit que des choses et leur valeur, monétaire et/ou symbolique. Il ne se perçoit d’ailleurs lui-même qu’à travers ce prisme (« « élément transformant l’image du réel, généralement en la déformant. »). Il est ce prisme.
Ce faisant, il n’y a rien de nouveau sous le soleil et moins encore sous les néons : l’argent n’a rien fait d’autre qu’envahir, coloniser, remodeler la réalité à son image, devenant lui-même image dominante et images ambulantes : « le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image. »
Dans la société du spectacle, c’est le spectacle qui fait la société et c’est l’argent qui est la véritable société. De la sorte, « le pseudo-besoin imposé dans la consommation moderne ne peut être opposé à aucun besoin ou désir authentique qui ne soit lui-même façonné par la société et son histoire » : L’accumulation quantitative et qualitative du monde marchandise « libère un artificiel illimité, devant lequel le désir vivant reste désarmé. La puissance cumulative d’un artificiel indépendant entraîne partout la falsification de la vie sociale. »
Rien de tout ceci n’aurait été possible sans l’industrie : « avec la révolution industrielle, la division manufacturière du travail et la production massive pour le marché mondial, la marchandise apparaît effectivement, comme une puissance qui vient réellement occuper la vie sociale. C’est alors que se constitue l’économie politique, comme science dominante et comme science de la domination. » L’essence de l’argent est l’annexion du monde par les riches. L’économie n’est rien d’autre que le traité de stratégie qui permet aux riches d’annexer à l’argent l’esprit des hommes.
Rien de tout ceci n’aurait évidemment été possible sans l’industrie, qui n’aurait pas été possible sans la science (nous entendons par-là non une véritable connaissance, mais la saisie mécaniste, matérialiste, réductrice du réel) et la science n’aurait évidemment rien pu faire elle-même sans le déploiement technologique de ses acquis profitables ; profitables à la domination du profit, aux profits de la domination.
Tout ceci n’est finalement que la conséquence fatale d’un choix prétendument civilisationnel qui aura consisté à savoir s’emparer de tout, à se saisir du savoir comme domination, à faire de la domination la forme même du savoir.
Quant aux raisons et aux implications théoriques et pratiques de ce rapide survol, nous les laissons à la sagacité (« pénétration, finesse, vivacité d’esprit qui fait découvrir et comprendre les choses les plus difficiles ») de nos lecteurs. Nous en dirons plus une autre fois…
Photo : Cottonbro
About the nature of the society in which we live.
It is in 1967 that this society was newly characterized as society of the spectacle (Guy Debord). Here is that « all the life of the societies in which the modern conditions of production reign announces itself as an immense accumulation of spectacles » where « all that was directly lived has moved away in the representation », so that « the lived reality » is « invaded by the contemplation of the spectacle, and takes back in itself the spectacular order by giving it a positive adhesion. » Debord also notes that « the spectacle subjugates living men to the extent that the economy has totally subjugated them » and that « the present phase of the total occupation of social life by the accumulated results of the economy leads to a generalized shift from having to appearing, from which all effective having must derive its immediate prestige and its final function, » so that « mere images become real beings, and the efficient motivations of hypnotic behavior. »
This, which has only become stronger since then, is easily observable on every street corner of these same societies. In the process, capitalism – domination based on profit and vice versa – has been democratized as the central motivation for behavior in the form of a multitude of walking representations. The human mind perceives only things and their value, monetary and/or symbolic. He perceives himself only through this prism (« element transforming the image of reality, generally by distorting it »). It is this prism.
In so doing, there is nothing new under the sun and even less under the neon lights: money has done nothing but invade, colonize, and remodel reality in its own image, becoming itself the dominant image and walking images: « the spectacle is capital to such a degree of accumulation that it becomes image. » In the society of the spectacle, it is the spectacle that makes society and it is money that is the real society. In this way, « the pseudo-need imposed in modern consumption cannot be opposed to any need or authentic desire that is not itself shaped by society and its history »: The quantitative and qualitative accumulation of the commodity world « liberates an unlimited artificiality, in front of which the living desire remains helpless. The cumulative power of an independent artifice leads everywhere to the falsification of social life. »
None of this would have been possible without industry: « with the industrial revolution, the manufacturing division of labor and the massive production for the world market, the commodity appears effectively, as a power that really comes to occupy the social life. It is then that political economy is constituted, as a dominant science and as the science of domination. » The essence of money is the annexation of the world by the rich. Economics is nothing more than the strategic treaty that allows the rich to annex the minds of men to money.
None of this would have been possible without industry, which would not have been possible without science (by which we mean not true knowledge, but the mechanistic, materialist, reductive grasp of reality) and science itself would not have been able to do anything without the technological deployment of its profitable achievements; profitable to the domination of profit, to the profits of domination.
All this is finally only the fatal consequence of a supposedly civilizational choice that will have consisted in knowing how to seize everything, to seize knowledge as domination, to make domination the very form of knowledge.
As for the reasons and the theoretical and practical implications of this quick overview, we leave them to the sagacity (« penetration, finesse, quickness of mind which makes discover and understand the most difficult things ») of our readers. We will say more some other time…