Dans la gueule du loup (retour sur les contestations de 2023).

Début mars, la communication autorisée annonçait ceci, à propos du gouvernement :

« Le seul scénario où il lâchera , c’est si Paris est en feu, s’il y a un problème aigu de maintien de l’ordre. »

Si l’appel au soulèvement de Paris connu un certain succès d’affichage, il n’y eut ni de soulèvement, ni problème aigu de maintien de l’ordre. Tout resta dans l’ordre du scénario prévisible : des défilés bien encadrés, les débordements habituels, la répression féroce à laquelle nous a habitué l’État depuis les Gilets jaunes.

La question de la retraite permettait pourtant – en théorie – d’en venir à l’essentiel : se retirer tous ensemble de ce processus mortifère dont les effets sur l’humanité et sur la nature n’ont que trop duré – mais l’immense majorité n’y était pas vraiment disposée.

La corde de l’économie l’étrangle, la laisse de la soumission délimite sa liberté, le fétichisme de la marchandise occupe efficacement l’emploi de son temps.

Ce peuple étant néanmoins quelque peu réfractaire, il fut comme jamais bombardé par le Droit, pour mieux lui faire comprendre qu’il était toujours celui du plus fort.

Il n’en reste pas moins qu’un peu d’air émancipateur aura circulé : les relations se sont brusquement améliorées, des solidarités ont resurgi, avec la poésie de la fête, impulsée par l’intelligence collective, qui redécouvrait qu’elle existe, quand elle lâche les Smartphones.

Nous en déduisons à ce stade que le peuple peut encore et toujours reprendre forme humaine – et que ce qui s’est passé restera inscrit dans les mémoires comme une étape de cette reformation.

Le pouvoir ne s’y est pas trompé, jouant de l’hétérogénéité des insatisfactions pour mieux les diviser.
Manifester pour la retraite, d’accord, pourvu que la conscience collective n’en vienne pas à remettre en question les finalités de l’aliénation salariale.

Il aurait suffi que cette conscience collective ait le temps de s’attarder, par exemple, sur les méfaits écologiques de l’aliénation, pour que la contestation s’élargisse et se radicalise.

Or à Sainte-Soline, où se trouve un cratère en terre battue et où il n’y a matériellement rien à casser, il y avait cependant le capitalisme techno-industriel qui risquait de casser dans les têtes, ces têtes dans lesquelles l’idée de révolution recommençait timidement de germer.

Ce genre de conjonction historique n’est jamais bon signe pour ceux qui gouvernent le maintien des désastres.

Il fallait donc provoquer un traumatisme social et désigner simultanément comme « terroristes » tous ceux qui essaieraient de s’équiper contre la machine à broyer.

Tout le monde fut officiellement prévenu la veille :

« Les Français vont voir des nouvelles images extrêmement violentes. »

Sainte-Soline était devenue de toute évidence une place imprenable, destinée à mutiler.

Pendant des heures, ce fut donc un champ de tir et de désolation.

La question de la violence pu alors occuper les débats, débats qui doivent bien sûr toujours être vus comme des forces d’occupation des esprits.

S’il y avait un risque, même minime, de voir les villes en feu et que se pose un problème aigu de maintien de l’ordre, il était désormais écarté. Non seulement aucune violence autre que celle de l’État ne serait en aucune façon tolérée, mais la sienne prendrait désormais sa forme la plus implacable.

Le traumatisme social a fonctionné, et lorsque les banlieues, quelques mois plus tard, entrèrent dans la danse, il n’y avait à peu près plus personne ne serait-ce qu’en état de comprendre pourquoi les plus méprisés parmi les dépossédés pouvaient s’en prendre à « leurs » magasins, « leurs » écoles, « leurs » transports » en commun, etc.

Contre ces dépossédés-là, maintenant bien casés aussi dans l’apartheid médiatico-politique, il était loisible de déchaîner une coalition inédite de forces répressives et punitives, avec l’approbation de la passivité des spectateurs, dont il faut admettre qu’ils ont maintenant besoin de vacances.

La marmite sociale ne bout donc plus, quoique l’été soit en feu, puisque aucun lien n’est permis entre les deux.

Comme on n’est jamais trop prudent, et que les gestionnaires des désastres savent qu’ils vont avoir beaucoup de pain (falsifié) sur la planche (à billets) , la police doit maintenant être rassurée pour ses éventuelles exactions à venir, qu’il s’agit d’absoudre, autant que pourra le permettre la façade délabrée de l’État de droit.

Inutile alors de tendre le bâton pour se faire battre, inutile de se jeter dans la gueule du loup : sa laideur devrait faire le nécessaire pour activer l’intelligence collective.

Le reste appartient aux pratiques stratégiques.