Ceux d’entre nous qui restent Se souviendront le plus loin qu’ils peuvent, Nos enfants, qui sait, se souviendront, Un jour, le monde se souviendra. On dira : “Ceux-là vécurent Au temps des bons camarades. Quelle époque formidable Cela dût être, quoique le présent Soit merveilleux aussi.” Notre souvenir revivra, à nous Tous, toujours, en chacun, Quand viendront les beaux jours si éloignés. S’ils n’adviennent jamais, Nous n’en saurons rien. Qu’importe. Nous avons le mieux vécu, nous les hommes Les plus heureux de notre temps.
Kenneth Rexroth
Nous avons embarqué les ciels les plus lointains, les plus déconcertants, étrangers comme nous, recouverts de la poussière de tant d’errances, et cependant la main ouverte comme des yeux d’enfant. Dans les replis de la vie, de sa mélancolie s’écoule la petite éternelle musique.
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure.
Hölderlin.
The universal falsification will progress as long as the people do not desert it.
On s’est demandé ce que des humains en si grand nombre ont bien pu placer dans ce mot de « dieu » devenu quasiment imprononçable, et pas seulement pour des athées. Une infinité de choses en fait, allant du meilleur au pire. Pouvoir, tromperie, superstition, manipulation, projections, infantilisme, opium du peuple, et puis – virage -, douceur, élévation, contemplation, intimité grandiose, sentiment cosmique, amour. Amour ! Voilà encore un mot douteux ; vendu, bradé, séparé, déchiqueté, inversé. Il faudrait un jour faire un grand silence, plus vaste que tous les océans.
On a pensé à Spinoza, et à ce qu’il appelait « Dieu ou la Nature », et à ce qu’il en disait : « par réalité et par perfection, j’entends la même chose ». Il s’agirait donc de la pleine réalité existant en tant que « cause libre » – de la nature de laquelle découleraient – comme son déploiement -, toutes les nécessités, tous les déterminismes, comme autant d’attributs ; pourquoi pas, ce n’est pas si difficile à comprendre, les humains en recueillent quelques bribes en langage mathématique.
Mais qui donc peut ne serait-ce qu’ânonner trois mots plausibles à propos de cette chose si étonnante : la réalité ? Qui donc peut en mesurer la « longueur », la « largeur » et la « hauteur » sans sentir le ridicule de son échelle de mesure : les limites et les distorsions de nos perceptions et de nos instruments, du langage et du savoir humains ? Sans parler des intérêts, jamais très hauts ni très beaux, attachés à nos compréhensions.
On commençait ici à comprendre pourquoi d’anciens textes se refusaient à nommer quoi que ce soit à cet « endroit » à l’envers de toute finitude, pourquoi d’autres se bornaient à évoquer ce qui se trouve « très haut » dans un sens radicalement vertigineux.
Pourtant, d’autres textes, ou parfois les mêmes en certains endroits, évoquaient aussi une connexion avec ces « dimensions » si éloignées de toute commune mesure et compréhension humaines, et pourtant plus proches de nous que nous ne pourrons jamais l’être.
Nous ne ferons pas de liste, mais nous parlons d’une préoccupation irréductible de l’esprit – et du corps aussi – qui se rencontre chez des personnes de toutes sortes de traditions, qualifiées de « mystiques », de poètes, et d’autres noms encore, comme autant de prisons.
Il nous est apparu aussi que cette connexion affectait la façon d’être, les relations des peuples premiers, des communautés de chasseurs cueilleurs ; leurs relations entre eux, et avec les êtres non-humains, si tant est que cette distinction ait un sens (et lequel ?). François d’Assises parle de ses frères les oiseaux, chez les Achuar, les plantes et les animaux viennent s’entretenir avec les humains dans leurs rêves, et selon Rûmî, « tout l’univers est contenu dans un seul être humain : toi ».
Encore ce même vertige, qui emporte nos repères, nos habitudes, dont il ne reste rien, si vient l’extase.
Emma Orbach, la sage et folle dame qui vit sous une tente comme on vivrait dans les étoiles, ne mange ni ses poules ni ses chèvres : « je ne mange pas mes amis » et considère que les « boites magiques » (les « Smartphones ») nous privent du réel, ce réel qui, parfois semble nous envoyer des signes, et parfois de façon particulièrement insistante, mais de façon également parfaitement incompréhensible selon nos « logiques », nos « sciences ». Vous ne voyez pas de quoi il s’agit ? On ne va pas vous raconter nos propres expériences, ni même vous donner le si simple secret, mais il est temps peut-être de vous débrancher un peu de la Machine.
Nous parlons donc de franges étranges et merveilleuses de la réalité dont les nécessités, déterminations, causalités nous échappent « en mode scientifique », c’est-à-dire borgne, réduit et réducteur, mais qui ont le parfum des correspondances qu’évoquait le poète.
Pour le dire encore en terme spinoziens, se pourrait-il que la « Nature » en tant que « cause libre », se déployant en tant que telle, se joue parfois des nécessités de son propre déploiement ? Cela paraît absurde. Alors, se pourrait-il que ces nécessités rejoignent en certains instants, pour certaines éclosions, cette libre causalité qui est la sienne ? Nous serions alors ces jongleurs de la vie quotidienne dont l’adresse joueuse tient juste à l’expérience maîtrisée d’improbables équilibres entre la pesanteur et la grâce.
Voici que l’acausalité s’emparerait des causalités pour leur faire danser leurs propres mélodies.
Voici que d’abord en marge puis au centre de toutes les revendications de toutes les manifestations, se dresserait la tente d’une éternelle affirmation.
« Faith »? Derivations and hijackings.
One wondered what so many humans could have put into that word « god » that has become almost unpronounceable, and not only for atheists. An infinite number of things, in fact, ranging from the best to the worst. Power, deception, superstition, manipulation, projections, infantilism, opium of the people, and then – turn -, sweetness, elevation, contemplation, grandiose intimacy, cosmic feeling, love. Love! Here again is a dubious word; sold, sold off, separated, shredded, inverted. One day, a great silence would have to be made, larger than all the oceans.
We thought of Spinoza, and what he called « God or Nature », and what he said about it: « by reality and by perfection, I mean the same thing ». It would therefore be a question of the full reality existing as a « free cause » – from nature, from which all necessities, all determinisms, would derive – as its unfolding – as so many attributes; why not, it is not so difficult to understand, humans gather some snippets in mathematical language.
But who can even mumble three plausible words about this amazing thing: reality? Who can measure its ‘length’, ‘width’ and ‘height’ without feeling the ridiculousness of its measuring scale: the limits and distortions of our perceptions and instruments, of human language and knowledge? Not to mention the interests, never very high or very beautiful, attached to our understandings.
Here we begin to understand why ancient texts refuse to name anything at all in this « place » on the reverse side of all finitude, why others limit themselves to evoking what is « very high » in a radically vertiginous sense.
Yet other texts, or sometimes the same ones in certain places, also evoked a connection with those ‘dimensions’ so far removed from any common human measure and understanding, and yet closer to us than we can ever be.
We will not make a list, but we speak of an irreducible preoccupation with the spirit – and the body too – that is found in people of all sorts of traditions, called ‘mystics’, poets, and other names, like prisons.
It also appeared to us that this connection affected the way of being, the relationships of the first peoples, of the hunter-gatherer communities; their relationships with each other, and with non-human beings, if this distinction has any meaning (and what is it?). Francis of Assisi speaks of his brother birds, among the Achuar, plants and animals come to speak with humans in their dreams, and according to Rûmî, « the whole universe is contained in a single human being: you ».
Again, this same vertigo, which takes away our landmarks, our habits, of which there is nothing left, if ecstasy comes.
Emma Orbach, the wise and crazy lady who lives in a tent as one would live in the stars, does not eat her chickens or her goats: « I don’t eat my friends » and considers that « magic boxes » (smartphones) deprive us of reality, this reality that sometimes seems to send us signs, and sometimes in a particularly insistent way, but also in a way that is perfectly incomprehensible according to our « logic », our « sciences ». Can’t you see what it’s all about? We are not going to tell you our own experiences, nor even give you the simple secret, but it is perhaps time to unplug from the Machine a little.
We are talking about strange and marvellous fringes of reality whose necessities, determinations and causalities escape us « in scientific mode », that is to say, blind, reduced and reductive, but which have the perfume of the correspondences that the poet evoked.
To put it again in Spinozian terms, could it be that « Nature » as a « free cause », unfolding as such, sometimes plays with the necessities of its own unfolding? This seems absurd. Then, could it be that these necessities join in certain moments, for certain outbreaks, this free causality which is its own? We would then be the jugglers of daily life whose playful skill is based on the controlled experience of improbable balances between gravity and grace.
Here is where acausality would take over the causalities to make them dance their own melodies.
Here is where, first on the fringes and then at the centre of all the claims of all the manifestations, the tent of an eternal affirmation would be erected.
« Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. »
René Daumal
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Un jour, qui n’est plus très loin, seront déterrées et reprendront vie les connaissances existentielles fondamentales enfouies sous les idéologies, les interprétations intéressées, les compréhensions mutilées, les lettres mortes, et les champs de bataille. Ce sont elles qu’ont cherché à nous transmettre des poètes, des artistes, des philosophes, des révolutionnaires, mais même des gens qualifiés de « sages », « inspirés » ou « prophètes », et aussi la nature humaine, en nous et autour de nous, et non-humaine, également en nous et autour de nous, et les dites « mystérieuses » sagesses et les dites « étranges » relations pratiquées par les peuples premiers.
De nouveaux détournements devront être opérés, de nouveaux mots apparaîtront, de nouveaux noms, qui établiront leurs relations et leur demeure dans le vaste univers intérieur et extérieur, visible et invisible, connu et inconnu. Des mots créateurs donc, inspirés et inspirants, enchanteurs aussi, et libres, vivants, qu’aucune encre n’ancrera en aucun port d’attache.
Le langage redeviendra alors, en toute radicalité et à plus vaste échelle, ce « Grand jeu » esquissé au début du vingtième siècle, qui voulait retrouver, mais par des moyens un peu trop artificiels, « la simplicité de l’enfance et ses possibilités de connaissance intuitive et spontanée », appliquée à la totalité de l’existence.
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Introduction to revolution in its original sense.
« Beware, André Breton, of appearing later in the textbooks of literary history, whereas ifwe were to claim any honour, it would be that of being inscribed for posterity in the history of cataclysms.”
René Daumal
One day, which is not far off, the fundamental existential knowledge buried under ideologies, self-serving interpretations, mutilated understandings, dead letters and battlefields will be unearthed and brought back to life.
These are the things that poets, artists, philosophers, revolutionaries, but also people called « wise », « inspired » or « prophets » have sought to transmit to us, as well as human nature, in and around us, and non-human nature, also in and around us, and the so-called « mysterious » wisdoms and « strange » relationships practised by the first peoples.
New diversions will have to be made, new words will appear, new names, which will establish their relationships and their home in the vast universe within and without, visible and invisible, known and unknown. Creative words then, inspired and inspiring, enchanting too, and free, alive, that no ink will anchor in any port of call.
Language will then once again become, in all radicality and on a larger scale, that « Great Game » sketched out at the beginning of the twentieth century, which wanted to rediscover, but by means that were a little too artificial, « the simplicity of childhood and its possibilities of intuitive and spontaneous knowledge », applied to the totality of existence.
A moins de confondre une courte vidéo à audience limitée et le soulèvement social de millions de consciences, il apparaît clairement que cette modeste création n’espère ni impacter notablement la falsification généralisée, ni déclencher une soudaine insurrection, et pas plus fournir prêtes à l’emploi les armes théoriques et pratiques de l’émancipation. Il ne s’agit que de clartés éparses et dissociées, comme elles surgissent parfois à l’improviste, sans causalité apparente, au détour des horaires, d’une conversation qui n’a que trop duré, d’un moment d’absence, au réveil ou au contraire au moment où le sommeil nous gagne. Ce ne sont pourtant pas n’importe quelles divagations ; leur succession est naturellement réglée par l’incessant défilement des mensonges censés nous tenir lieu d’informations, et dont la cacophonie, plus encore que les contenus particuliers, a pour but cette ablation de l’attention qui ôte à la conscience le goût de dépasser le stade des zéros sociaux et de leurs commentaires ad hoc. Elles sont en réalité l’image renversée du morcellement de toute vérité. Leur unité n’est pas dans l’énoncé, mais dans la sensibilité qui l’a construit.