Le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant.
Il est sans doute indispensable d’avoir reconnu l’unité et l’articulation de la force agissante qu’est le spectacle, pour être à partir de là capable de rechercher dans quelles directions cette force a pu se déplacer jusqu’à maintenant, étant ce qu’elle était.
Et l’on peut aisément noter que le changement qui a le plus d’importance, c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois.
C’est ainsi qu’hormis un héritage encore important, mais destiné à se réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens, qui du reste sont de plus en plus souvent sélectionnés et mis en perspective selon les convenances du spectacle, il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie moderne. La génétique même, comme on en fait actuellement massivement l’expérience est devenue pleinement accessible aux forces dominantes de la société.
Certes le mouvement d’innovation technologique dure depuis longtemps, et il est constitutif de la société capitaliste, dite parfois industrielle ou post-industrielle. Mais depuis qu’il a pris sa plus récente accélération, il renforce d’autant mieux l’autorité spectaculaire, puisque par lui chacun se découvre entièrement livré à l’ensemble des experts, à leurs calculs et à leurs jugements toujours satisfaits sur ces calculs.
Tout expert sert son maître, car chacune des anciennes possibilités d’indépendance a été à peu près réduite à rien par les conditions d’organisation de la société présente. L’expert qui sert le mieux, c’est, bien sûr, l’expert qui ment.
Le résultat de cet admirable processus, qui permet au spectacle d’être désormais sans réplique est d’avoir donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée.
Jamais censure n’a été plus parfaite, non seulement en internant ou en ridiculisant les opposants trop remuants, mais en imposant un silence général de l’intelligence populaire. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur.
Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique. Puisque personne ne peut plus le contredire, le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier son passé.
La hautaine attitude de ses serviteurs, qui s’épanouit dans les journaux télévisés, quand ils ont à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur, avec leur assurance coutumière.
Il entre donc pleinement dans la logique du spectacle que, dès l’enfance, les écoliers soient soumis industriellement, et avec enthousiasme, au Savoir Absolu de l’informatique : tandis qu’ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes ; et qui seule aussi peu donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Il faut aller à l’essentiel, maintenant que la conversation est presque morte, et que bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler.
On notera enfin que quand l’économie toute-puissante est devenue folle, et les temps spectaculaires ne sont rien d’autre, elle a supprimé les dernières traces de l’autonomie scientifique, inséparablement sur le plan méthodologique et sur le plan des conditions pratiques de l’activité des « chercheurs ». On ne demande plus à la science de comprendre le monde, ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait.
La domination spectaculaire a fait abattre l’arbre gigantesque de la connaissance scientifique à seule fin de s’y faire tailler une matraque.
Nous proposons ici une traduction de ce texte qui, en son temps, suscita étonnements, débats, rejets mais aussi remises en cause et ouvertures dans le milieu post-situationniste. Il est intéressant déjà par les remarques et descriptions bien ciblées et bien senties qui le parcourent, mais surtout par les perspectives de réappropriation spirituelle qu’il trace, quoique de façon limitée. Ce qui était déjà une sorte de révolution dans la révolution. Quand une telle révolution dans la révolution rencontrera la révolution dans la religion, et ce temps est déjà perceptible, des montagnes humaines se soulèveront d’un saut qualitatif jamais vu.
La religion surpasse sans aucun doute toute autre activité humaine par la quantité et la variété de ses absurdités. Si l’on considère en plus son rôle de complice de la domination de classe à travers l’histoire, il n’est pas étonnant qu’elle ait attiré sur elle le mépris et la haine d’un nombre toujours plus grand de personnes, en particulier des révolutionnaires.
Les situationnistes ont repris la critique radicale de la religion, qui avait été abandonnée par la gauche, et l’ont étendue à ses formes modernes et sécularisées – le spectacle, la loyauté sacrificielle aux dirigeants ou à l’idéologie, etc. Mais leur maintien d’une position unilatérale et non dialectique sur la religion a reflété et renforcé certains défauts du mouvement situationniste. Développée à partir de la perspective selon laquelle, pour être supplanté, l’art doit être à la fois réalisé et supprimé, la théorie situationniste n’a pas vu qu’une position analogue s’imposait en matière de religion.
La religion est l’expression aliénée du qualitatif, la « réalisation fantastique de l’homme ». Le mouvement révolutionnaire doit s’opposer à la religion, mais pas en lui préférant un amoralisme vulgaire ou un bon sens philistin. Il doit prendre position de l’autre côté de la religion. Pas moins qu’elle, mais plus.
Lorsque la religion est traitée par les situationnistes, elle n’est généralement abordée que sous ses aspects les plus superficiels, les plus spectaculaires, comme un homme de paille à réfuter avec mépris par ceux qui sont incapables de réfuter autre chose. Exceptionnellement, ils peuvent vaguement accepter un Boehme ou une Fraternité du Libre Esprit dans leur panthéon des « grands » parce qu’ils sont mentionnés favorablement par l’IS. Mais jamais rien qui puisse les remettre en question personnellement. Les questions qui méritent d’être examinées et débattues sont ignorées parce qu’elles ont été monopolisées par la religion ou qu’elles sont formulées en termes partiellement religieux. Certains peuvent sentir l’inadéquation d’un tel rejet, mais ne savent pas comment agir autrement sur un terrain aussi tabou et donc ils ne disent rien ou se contentent de banalités.Pour des gens qui veulent « dépasser tous les acquis culturels » et réaliser « l’homme total », les situationnistes sont souvent étonnamment ignorants des caractéristiques les plus élémentaires de la religion.
Il ne s’agit pas d’ajouter une dose de religion pour arrondir notre perspective, pour créer un situationnisme « à visage humain ». On n’humanise pas un outil, une méthode critique. (La notion d’ »humanisation du marxisme » ne fait que révéler la nature idéologique du marxisme en question). Il s’agit d’examiner les angles morts et les rigidités dogmatiques qui se sont développés à partir d’un assaut critique largement justifié contre la religion. C’est précisément lorsqu’une position théorique a été victorieuse qu’il devient à la fois possible et nécessaire de la critiquer avec plus de rigueur. La formule approximative qui était provocante dans un contexte antérieur devient une base pour de nouvelles idéologies. Un progrès qualitatif s’accompagne souvent d’un retard apparemment paradoxal.
Il ne suffit pas d’expliquer la religion par son rôle social ou son évolution historique. Il faut découvrir le contenu qui s’exprime dans les formes religieuses. Parce que les révolutionnaires n’ont pas vraiment fait le deuil de la religion, celle-ci revient sans cesse les hanter. Parce que la critique de la religion est restée abstraite, superficielle, matérialiste vulgaire, la religion engendre continuellement de nouvelles formes d’elle-même, même parmi ceux qui étaient auparavant contre elle pour toutes les bonnes raisons « matérialistes ». Les situationnistes peuvent observer avec complaisance que « toutes les Eglises se décomposent » et ne pas remarquer que nous assistons également, précisément dans les pays les plus industriellement avancés, à la prolifération de milliers de religions et de néoreligions. Chaque nouvelle manifestation religieuse est une marque de l’échec de la théorie radicale à exprimer le sens caché et authentique qui est recherché à travers ces formes.
La religion comprend de nombreux phénomènes différents et contradictoires. Outre ses aspects purement apologétiques, elle offre des rituels esthétiquement attrayants, des défis moraux, des formes de contemplation qui nous « recentrent », des principes d’organisation de la vie, une communion que l’on trouve rarement dans le monde séculier, etc. En faisant exploser cet agglomérat, la révolution bourgeoise n’a pas détruit la religion, mais elle a servi dans une certaine mesure à en séparer les divers aspects. Les éléments de la religion qui étaient à l’origine pratiques sont rejetés sur eux-mêmes et doivent l’être à nouveau ou disparaître.
Les voyages et les techniques néoreligieuses sont légion : modifications ou combinaisons des religions traditionnelles ; thérapies psychologiques et psychophysiques ; programmes d’auto-assistance ; techniques contemplatives ; psychédéliques ; activités reprises comme « modes de vie » ; expériences communautaires… . Démystifiées, rationalisées, marchandisées, ces pratiques sont en quelque sorte adoptées sur la base de leur valeur d’usage plutôt qu’imposées dans le cadre d’un système institutionnel monopolisant. Les usages en question sont, bien sûr, très variés, souvent évasifs ou triviaux ; et nombre des anciennes superstitions et mystifications subsistent même sans la logique sociale qui les renforçait autrefois. Mais cette expérimentation populaire n’est pas seulement un reflet de la décomposition sociale, c’est un facteur positif majeur du mouvement révolutionnaire actuel, l’expression généralisée de personnes qui tentent de prendre leur vie en main. La théorie situationniste a oscillé entre la vision d’un peuple totalement aliéné qui éclate un beau jour en libérant toute sa rage et sa créativité refoulées, et celle de microsociétés de révolutionnaires vivant déjà selon les exigences les plus radicales. Elle n’a pas suffisamment abordé les expériences plus ambiguës qui se situent dans les marges entre la récupération et la radicalité, où les contradictions s’expriment et s’élaborent, les laissant à la récupération qui confirme apparemment sa position. Il ne s’agit pas d’être plus tolérant avec ces expériences, mais de les examiner et de les critiquer plus en profondeur plutôt que de les rejeter avec mépris.
Au fur et à mesure que nous développons une critique plus radicale, plus substantielle de la religion, nous pouvons envisager des interventions sur les terrains religieux analogues à celles des premiers situationnistes sur les terrains artistiques et intellectuels ; attaquer, par exemple, une néoreligion pour ne pas aller assez loin dans ses propres termes, pour ne pas être, pour ainsi dire, assez « religieuse », et pas seulement à partir des perspectives « matérialistes » classiques.
On oublie souvent que la théorie révolutionnaire ne se fonde pas sur des préférences ou des principes, mais sur l’expérience du mouvement révolutionnaire. La base de la critique du « sacrifice », par exemple, n’est pas que l’on doive être égoïste par principe – que c’est une mauvaise chose d’être altruiste, etc. – mais découle de l’observation de la tendance du sacrifice et de l’idéologie sacrificielle à être des facteurs importants dans le maintien de la hiérarchie et de l’exploitation. Ce n’est qu’un heureux accident historique qui fait que l’activité révolutionnaire actuelle a tendance à être intéressante et agréable ; le fait d’être un outil de manipulation politique est non seulement désagréable mais aussi peu stratégique. Les situationnistes ont eu raison de souligner et d’affirmer les aspects ludiques des luttes radicales et les aspects radicaux des actions ludiques, apparemment dénuées de sens (vandalisme, etc.). Mais la coïncidence de ces observations et d’autres a conduit de nombreuses personnes à la conclusion séduisante, quoique pas tout à fait logique, que l’activité révolutionnaire est par définition plaisante ; ou même que le plaisir est par définition révolutionnaire. Le problème est plutôt de savoir comment faire face à ces situations où le plaisir immédiat ne coïncide pas automatiquement avec les besoins révolutionnaires : chercher des moyens de rapprocher les deux côtés (détournement affectif) mais ne pas dissimuler les contradictions lorsque cela n’est pas possible.
Les mêmes situationnistes qui soulignent la stupidité de ce gauchisme qui réduit les luttes ouvrières à des questions purement économiques, réduisent à leur tour la révolution à des questions purement « égoïstes » lorsqu’ils insistent sur le fait que les gens ne luttent – ou du moins ne devraient lutter – que « pour eux-mêmes », « pour le plaisir de le faire », etc. Leurs exhortations à « refuser le sacrifice » se substituent à toute analyse ou conduisent à de fausses analyses. Dénoncer le maoïsme, par exemple, uniquement parce qu’il est fondé sur le « sacrifice » ne parle pas des sentiments communautaires sains et généreux dont la récupération est à la source d’une grande partie de l’attrait du maoïsme. Ce qui est contre-révolutionnaire dans le maoïsme, ce n’est pas le sacrifice en soi, mais le type de sacrifice et l’usage qui en est fait.
Les gens n’ont pas seulement été prêts, lorsque c’était nécessaire, à endurer la pauvreté, la prison et d’autres souffrances pour la révolution, ils l’ont même souvent fait avec joie, renonçant au confort matériel comme étant relativement secondaire, trouvant une satisfaction plus profonde dans la connaissance de l’efficacité et de la beauté de leurs actes. Il y a des victoires qui ne sont pas visibles pour tout le monde, des moments où l’on peut voir que l’on a « déjà gagné » une bataille même si les choses peuvent superficiellement sembler les mêmes qu’avant.
Il est nécessaire de faire la distinction entre un dévouement de principe à une cause, qui peut impliquer un certain sacrifice de ses intérêts égoïstes les plus étroits, et la dégradation devant une cause qui exige le sacrifice de son « meilleur moi » – son intégrité, son honnêteté, sa magnanimité.
En mettant exclusivement l’accent sur les plaisirs immédiats que l’on peut trouver dans l’activité révolutionnaire – par enthousiasme naïf ou dans le but de séduire politiquement ou sexuellement – les situationnistes se sont exposés aux plaintes de ceux qui la rejettent sur cette base, étant déçus dans leurs attentes de divertissement.
On comprend pourquoi l’antisacrifice a été un pilier si peu critiqué de l’idéologie situationniste. Tout d’abord, il constitue une excellente défense contre l’obligation de rendre des comptes à soi-même ou aux autres : on peut justifier de nombreux échecs en disant simplement qu’on n’était pas passionnément motivé pour faire ceci ou cela. Deuxièmement, la personne qui est révolutionnaire uniquement pour son propre plaisir serait vraisemblablement indifférente ou même contre-révolutionnaire lorsque cela s’avère plus commode ; elle est donc obligée, pour éviter que ce corollaire embarrassant ne soit noté, de postuler que l’activité révolutionnaire est toujours automatiquement agréable.
Le succès même de l’IS a contribué à l’apparente justification d’une pose anachronique découlant de l’accident historique de ses origines (de l’avant-garde culturelle française, etc.) et peut-être même de la personnalité de certains de ses membres déterminants. Le ton agressif du situationniste reflète le recentrage de la révolution dans l’individu unique réel engagé dans un projet qui ne laisse rien en dehors de lui-même. Contrairement au militant, le situationniste est naturellement prompt à réagir contre la manipulation. Bien qu’une telle attitude soit tout le contraire d’élitiste, elle est facilement capable de le devenir vis-à-vis de ceux qui n’ont pas cette autonomie ou ce respect de soi. Ayant connu l’excitation de prendre son histoire en main (ou du moins s’étant identifié à ceux qui l’ont fait), il en arrive à une impatience et un mépris pour le moutonnage ambiant. De ce sentiment bien compréhensible, il n’y a qu’un pas vers le développement d’une posture néo-aristocratique. Cette pose n’est pas toujours la marque des proverbiales « aspirations hiérarchiques » ; plutôt, frustré par la difficulté d’affecter sensiblement la société dominante, le situationniste cherche la compensation d’affecter au moins sensiblement le milieu révolutionnaire, d’y être reconnu comme ayant raison, comme ayant accompli de bonnes actions radicales. Son égoïsme devient de l’égotisme. Il commence à penser qu’il mérite un respect inhabituel pour être si inhabituellement antihiérarchique. Il défend hautainement son « honneur » ou sa « dignité » quand quelqu’un a l’effronterie de le critiquer, et il trouve dans l’IS et ses ancêtres approuvés un style qui va bien avec cette nouvelle façon de se voir.
Une insatisfaction intuitive à l’égard de ce style égoïste est à l’origine d’une grande partie des discussions exprimées de manière quelque peu trompeuse en termes de « féminité » et de « masculinité ». Il n’y a rien d’intrinsèquement « masculin », par exemple, dans l’écriture ; les femmes vont devoir apprendre à le faire si elles ne veulent pas rester impuissantes. Ce qu’elles n’ont pas à apprendre, c’est la posture néo-aristocratique inutile qui a caractérisé l’expression situationniste essentiellement masculine.
Certains situationnistes n’ont pas eu de penchant naturel particulier pour cette posture. Mais il a été difficile de l’isoler et donc de l’éviter, puisque les accusations d’ »arrogance », d’ »élitisme », etc. sont souvent dirigées à tort contre les aspects les plus tranchants de la pratique situationniste. Il est difficile de ne pas se sentir supérieur lorsqu’on vous adresse une pseudocritique que vous avez déjà entendue et réfutée cent fois. De plus, une fausse modestie peut être trompeuse. Il y a des choses qu’on ne peut pas laisser passer. Si un révolutionnaire ne doit pas penser qu’il (ou son groupe) est essentiel au mouvement et qu’il doit donc être défendu par tous les moyens, il doit défendre ses actions dans la mesure où il estime qu’elles reflètent des aspects importants de ce mouvement. Il ne s’agit pas d’emmagasiner secrètement la modestie et d’autres vertus que Dieu verra et finira par récompenser, mais de participer à un mouvement global dont l’essence même est la communication.
La scène situationniste, en offrant un terrain de jeu propice à la vanité et aux jeux de groupe, a attiré de nombreuses personnes qui n’avaient pas grand-chose à voir avec le projet révolutionnaire ; des personnes qui, dans d’autres circonstances, auraient été des fantaisistes, des dandys, des intrigants sociaux, des dilettantes culturels, des parasites. Il est vrai que le mouvement situationniste a réagi contre nombre de ces éléments avec une vigueur peut-être inattendue pour eux, et qui a découragé beaucoup d’autres de penser qu’ils pouvaient s’y divertir en toute impunité. Mais souvent, ce n’était pas à cause de leur rôle prétentieux, mais parce qu’ils ne maintenaient pas ce rôle de manière suffisamment crédible.
Inversement, la scène situationniste a eu tendance à repousser d’autres individus, sérieux à bien des égards, qui ressentaient cet égoïsme prétentieux comme un anachronisme très éloigné de toute révolution à laquelle ils auraient été intéressés. Voyant cette prétention apparemment liée à la radicalité tranchante des situationnistes, beaucoup de gens ont facilement rejeté les deux à la fois, choisissant d’autres activités qui, bien que plus limitées, évitaient au moins cette posture répugnante. Le mouvement qui comptait sur l’attrait radical de l’activité anti-rôle et anti-sacrifice a fini par repousser des gens qui n’avaient aucune envie de se sacrifier au rôle réactionnaire du situationniste.
Le situationniste égoïste a une conception plutôt philistine de la libération humaine. Son égoïsme n’est que l’inversion de l’abaissement de soi. Il prône le « jeu » dans un sens juvénile, comme si le simple fait de briser les restrictions était automatiquement productif de plaisir. En évoquant l’enfant, il compatit non seulement à sa rébellion, mais aussi à son impatience et à son irresponsabilité. Sa critique de « l’amour romantique » provient non seulement de la perception de ses illusions et de sa possessivité névrotique, mais aussi d’une simple ignorance de l’amour et de ses possibilités. Ce n’est pas tant la communauté humaine aliénée qui le dérange que ce qui l’empêche d’y participer. Ce dont il rêve vraiment, derrière le verbiage situationniste, c’est d’une société spectaculaire cybernétisée qui répondrait à ses caprices de manière plus sophistiquée et plus variée. Il est toujours un consommateur, et un consommateur très voyant, dans son insistance frénétique sur le « plaisir sans limite », la satisfaction d’une « multiplication infinie de désirs ». S’il déteste la « passivité », ce n’est pas tant parce que le fait d’y être contraint limite ses impulsions créatrices que parce qu’il est accro à l’activité nerveuse et qu’il ne sait que faire de lui-même s’il n’est pas entouré de nombreuses distractions. De la contemplation comme moment d’activité, ou de la solitude comme moment de dialogue, il ne sait rien. Malgré tous ses discours sur l’ »autonomie », il n’a pas le courage d’agir sans se soucier de ce que les autres penseront de lui. Ce n’est pas sa vie qu’il prend au sérieux, mais son ego.
La théorie critique ne présente pas une vérité fixe, « objective ». C’est un assaut, une formulation abstraite, simplifiée et poussée à l’extrême. Le principe est le suivant : « Si la chaussure te va, porte-la » : les gens sont obligés de se demander dans quelle mesure la critique est vraie et ce qu’ils vont faire à ce sujet. Ceux qui souhaitent éluder le problème se plaindront que la critique est injustement unilatérale et ne présente pas l’ensemble du tableau. Inversement, le révolutionnaire ignorant de la dialectique qui souhaite affirmer son extrémisme confirmera la critique (tant qu’elle n’est pas contre lui) comme étant une évaluation objective et équilibrée.
Une grande partie de l’absurdité théorique révolutionnaire provient du fait que dans un milieu où la « radicalité » est la base du prestige, on a intérêt à faire des affirmations toujours plus extrémistes et à éviter tout ce qui pourrait être pris pour refléter un affaiblissement de son intransigeance envers les mauvaises choses officielles. Ainsi, les situationnistes verront d’un œil plutôt favorable les aspirations ludiques ou érotiques (« il faut seulement qu’elles aillent jusqu’au bout de leurs implications les plus radicales », etc.) tout en rejetant les aspirations morales avec des insultes, bien que celles-ci ne soient pas plus ambiguës que les autres.
En réaction exagérée contre la complicité générale de la morale avec la société dominante, les situationnistes s’identifient fréquemment à l’image que leurs ennemis ont d’eux et affichent leur propre « immoralité » ou « criminalité ». Une telle identification n’est pas seulement infantile, elle est pratiquement dénuée de sens de nos jours, alors qu’un libertinage irresponsable est l’un des modes de vie les plus largement acceptés et vantés (bien que la réalité soit généralement très en retard sur l’image). C’est la bourgeoisie qui a été dénoncée dans le Manifeste communiste pour n’avoir « laissé subsister aucun autre lien entre l’homme et l’homme que le pur intérêt personnel ». Si nous devons utiliser les œuvres d’un Sade – cette image même de l’aliénation humaine – ou d’un Machiavel, ce n’est pas comme des guides pour conduire nos relations, mais comme des auto-expressions inhabituellement candides de la société bourgeoise.
L’idéologie égoïste et antimoraliste a sans doute contribué à la quantité de mauvaise foi et de ruptures inutilement acrimonieuses dans le milieu situationniste. Certes, les situationnistes sont souvent des gens assez sympathiques ; mais c’est pratiquement en dépit de tout leur environnement idéologique. J’ai vu des situationnistes se sentir gênés et s’excuser pratiquement d’avoir fait un geste gentil. (« Ce n’était pas un sacrifice. ») Quelle que soit leur bonté spontanée, elle est dépourvue de théorie. Le vocabulaire éthique de base est inversé, confus et oublié.
Le fait que l’on puisse à peine utiliser un mot comme « bonté » sans paraître ringard donne la mesure de l’aliénation de cette société et de son opposition. Les notions de « vertus » sont trop ambiguës pour être utilisées sans avoir été critiquées et précisées, mais leurs contraires le sont aussi. Les concepts éthiques ne doivent pas être abandonnés à l’ennemi sans combat ; ils doivent être contestés.
Une grande partie de ce qui rend les gens insatisfaits de leur vie est leur propre pauvreté morale. Ils sont encouragés de toutes parts à être méchants, mesquins, vindicatifs, rancuniers, lâches, cupides, jaloux, malhonnêtes, avares, etc. Le fait que cette pression du système élimine une grande partie de la responsabilité de ces vices ne rend pas moins désagréable le fait d’être possédé par eux. Une raison importante de la diffusion des mouvements religieux est qu’ils répondent à cette inquiétude morale, en inspirant aux gens une certaine pratique éthique qui leur procure la paix de la bonne conscience, la satisfaction de dire ce qu’ils croient et d’agir en conséquence (cette unité de pensée et de pratique pour laquelle on les appelle « fanatiques »).
Le mouvement révolutionnaire, lui aussi, devrait être en mesure de répondre à cette inquiétude morale, non pas en offrant un ensemble de règles de comportement fixes et réconfortantes, mais en montrant que le projet révolutionnaire est le foyer actuel du sens, le terrain de l’expression la plus cohérente de la compassion ; un terrain où les individus doivent avoir le courage de faire les meilleurs choix possibles et de les mener à bien, sans en réprimer les mauvaises conséquences mais en évitant toute culpabilité inutile.
L’acte de compassion n’est pas en soi révolutionnaire, mais il constitue un dépassement momentané des relations sociales marchandisées. Il n’est pas le but, mais il est de la même nature que le but. Il doit avouer ses propres limites. Lorsque la compassion se satisfait d’elle-même, elle s’est perdue elle-même.
À quoi servent les évocations lyriques d’une éventuelle vengeance sur les bureaucrates, les capitalistes, les flics, les prêtres, les sociologues, etc. Elles servent à compenser le manque de substance d’un texte et ne reflètent généralement même pas sérieusement les sentiments de l’auteur. Une vieille banalité de la stratégie veut que si l’ennemi sait qu’il sera de toute façon inévitablement tué, il se battra jusqu’au bout plutôt que de se rendre. Il ne s’agit évidemment pas d’être non-violent, pas plus que violent, par principe. Ceux qui défendent violemment ce système attirent la violence sur eux. En fait, il est remarquable de constater à quel point les révolutions prolétariennes sont généralement magnanimes. La vengeance se limite généralement à quelques attaques spontanées contre les tortionnaires, la police ou les membres de la hiérarchie qui ont été notoirement responsables d’actes cruels, et s’apaise rapidement. Il est nécessaire de faire la distinction entre la défense des « excès » populaires et leur défense en tant que tactique essentielle. Le mouvement révolutionnaire n’a aucun intérêt à la vengeance, ni à s’en mêler.
Il est bien connu que le taoïsme et le zen ont inspiré de nombreux aspects des arts martiaux orientaux : le dépassement de la conscience de l’ego, afin d’éviter toute anxiété qui nuirait à une action lucide ; la non-résistance, afin de retourner la force de l’adversaire contre lui plutôt que de l’affronter directement ; la concentration détendue, afin de ne pas gaspiller l’énergie mais de concentrer toute sa force au moment de l’impact. Il est probable que l’on puisse s’inspirer de l’expérience religieuse de manière analogue pour enrichir tactiquement cet art martial ultime qu’est la théorie-pratique révolutionnaire moderne.
Cependant, la révolution prolétarienne a peu de choses en commun avec la guerre classique, car il s’agit moins de l’affrontement direct de deux forces similaires que de la prise de conscience par une majorité écrasante de ce qu’elle pourrait être chaque fois qu’elle en prend conscience. Dans les pays les plus avancés, le succès d’un mouvement a généralement dépendu davantage de sa radicalité, et donc de sa contagiosité, que du nombre d’armes qu’il pouvait réquisitionner (si le mouvement est suffisamment étendu, l’armée viendra, etc. ; s’il ne l’est pas, les armes seules ne suffiront pas, à moins qu’il ne s’agisse de provoquer un coup d’État minoritaire).
Il est nécessaire de réexaminer les expériences des mouvements radicaux religieux ou humanistes non-violents. Leurs défauts sont nombreux et évidents : Leur affirmation abstraite de l’ »humanité » est une affirmation d’humanité aliénée. Leur foi abstraite dans la bonne volonté de l’homme conduit à s’en remettre à l’influence morale des dirigeants et à la promotion de la « compréhension » mutuelle plutôt qu’à une compréhension radicale. Leur appel à des lois morales transcendantes renforce la capacité du système à faire de même. Les victoires qu’ils remportent en utilisant l’économie comme une arme sont en même temps des victoires pour l’économie. Leurs luttes non violentes s’appuient toujours sur la menace de la force, ils évitent seulement d’en être les agents directs, reportant son utilisation sur « l’opinion publique » et donc généralement, en dernière analyse, sur l’État. Leurs actes exemplaires deviennent souvent de simples gestes symboliques permettant à toutes les parties de continuer comme avant, mais avec des tensions relâchées, des consciences apaisées par le fait d’avoir « parlé », « été fidèle à ses principes ». En s’identifiant à Gandhi ou à Martin Luther King, le spectateur dispose d’une justification pour mépriser les autres qui s’attaquent à l’aliénation avec moins de magnanimité ; et pour ne rien faire lui-même parce que, les personnes bien intentionnées se trouvant des deux côtés, la situation est trop « complexe ». Ces défauts et d’autres encore ont été exposés en théorie et se sont révélés dans la pratique depuis longtemps. Il ne s’agit plus de tempérer la soif de pouvoir, la cruauté ou la corruption des dirigeants par des admonestations éthiques, mais de supprimer le système dans lequel de tels « abus » peuvent exister.
Néanmoins, ces mouvements ont parfois obtenu des succès remarquables. Partant de quelques interventions exemplaires, ils se sont répandus comme une traînée de poudre et ont profondément discrédité le système et l’idéologie dominants. Dans le meilleur des cas, ils ont utilisé – et souvent inventé – des tactiques assez radicales, comptant sur la diffusion contagieuse de la vérité, du qualitatif, comme arme fondamentale. Leur pratique de la communauté fait honte à d’autres milieux radicaux, et ils ont souvent été plus explicites sur leurs objectifs et les difficultés à les atteindre que des mouvements plus « avancés ».
Les situationnistes ont adopté une vision spectaculaire de l’histoire révolutionnaire en se fixant sur ses moments les plus visibles, les plus directs, les plus « avancés ». Souvent, ces moments devaient une grande partie de leur élan à la longue influence préparatoire de courants plus discrets et plus subtils. Souvent, ils étaient « avancés » simplement parce que des circonstances extérieures accidentelles les ont forcés à adopter des formes et des actes radicaux. Souvent, ils ont échoué parce qu’ils ne savaient pas très bien ce qu’ils faisaient ou ce qu’ils voulaient.
Les mouvements révolutionnaires comme les mouvements religieux ont toujours eu tendance à donner lieu à une division morale du travail. Des exigences irréalistes, quasi-terroristes, intimident les masses au point qu’elles adorent plutôt qu’elles n’imitent les propagateurs et laissent volontiers la pleine participation à ceux qui ont les qualités et le dévouement apparemment nécessaires pour cela. Le révolutionnaire doit s’efforcer de démystifier le caractère apparemment extraordinaire de ses mérites, quels qu’ils soient, tout en se gardant de se sentir ou de paraître supérieur en raison de sa modestie ostensible. Il doit être non pas tant admirable qu’exemplaire.
La critique radicale permanente a été un facteur clé du pouvoir subversif des situationnistes ; mais leur égoïsme les a empêchés de pousser cette tactique jusqu’au bout. Entouré de tout le verbiage sur la « subjectivité radicale » et les « maîtres sans esclaves », le situationniste n’apprend pas à faire son autocritique. Il se concentre exclusivement sur les erreurs des autres, et son aisance dans cette méthode défensive renforce son rôle « tranquille ». En n’accueillant pas les critiques à son égard, il paralyse son activité ; et lorsqu’une critique finit par pénétrer en raison de ses conséquences pratiques, il peut être traumatisé au point d’abandonner complètement l’activité révolutionnaire, ne gardant de son expérience qu’une rancune envers ses critiques.
En revanche, le révolutionnaire qui accueille la critique dispose d’une plus grande souplesse tactique. Confronté à une critique de lui-même, il peut s’emparer « agressivement » de ses points les plus faibles, la réfuter en démontrant ses contradictions et ses hypothèses cachées ; ou bien il peut adopter une position de « non-résistance » et s’emparer de ses points les plus forts comme point de départ, transformant la critique en l’acceptant dans un contexte plus profond que celui qui était prévu. Même si la balance de la « justesse » penche largement de son côté, il peut choisir de se concentrer sur une erreur plutôt subtile de sa part au lieu d’insister sur les erreurs plus évidentes des autres. Il ne critique pas le plus critiquable, mais le plus essentiel.
Il se sert de lui-même comme d’un moyen d’aborder des questions plus générales. En s’embarrassant lui-même, il embarrasse les autres. Plus une erreur est exposée de manière concrète et radicale, plus il est difficile pour les autres d’éviter des confrontations similaires avec eux-mêmes. Même ceux qui se réjouissent d’abord de la chute apparente d’un ennemi dans une sorte d’exhibitionnisme masochiste constatent rapidement que leur victoire est creuse. En sacrifiant son image, le révolutionnaire sape l’image des autres, que ce soit pour les exposer ou pour leur faire honte. Sa stratégie diffère de celle qui consiste à « subvertir ses ennemis par l’amour », non pas nécessairement parce qu’il a moins d’amour, mais parce qu’il a plus de cohérence dans son expression. Il peut être cruel avec un rôle ou une idéologie tout en aimant la personne qui y est prise. Si les gens sont amenés à une confrontation profonde, peut-être traumatisante, avec eux-mêmes, il se soucie peu qu’ils pensent momentanément qu’il est une personne méchante qui ne fait ces choses que par méchanceté. Il souhaite provoquer les autres à participer, ne serait-ce qu’en les entraînant dans une attaque publique contre lui.
Nous devons développer un nouveau style, un style qui conserve le tranchant des situationnistes mais avec une magnanimité et une humilité qui laissent de côté leurs jeux d’ego sans intérêt. La mesquinerie est toujours contre-révolutionnaire. Commence par toi-même, camarade, mais ne t’arrête pas là.
In girum imus nocte et consumimur igni est un palindrome, c’est-à-dire un texte qui se lit dans les deux sens tout en conservant la même signification.
Et c’est le dernier film – ou anti-film- de l’irrécupérable Guy Debord. :
« On peut affirmer avec certitude qu’aucune réelle contestation ne saurait être portée par des individus qui, en l’exhibant, sont devenus quelque peu plus élevés socialement qu’ils ne l’auraient été en s’en abstenant. »
Le voici :
Traduction américaine :
I will make no concessions to the public in this film. I believe there are several good reasons for this decision, and I am going to state them.
In the first place, it is well known that I have never made any concessions to the dominant ideas or ruling powers of my era.
Moreover, nothing of importance has ever been communicated by being gentle with a public, not even one like that of the age of Pericles; and in the frozen mirror of the screen the spectators are not looking at anything that might suggest the respectable citizens of a democracy.
But most importantly: this particular public, which has been so totally deprived of freedom and which has tolerated every sort of abuse, deserves less than any other to be treated gently. The advertising manipulators, with the usual impudence of those who know that people tend to justify whatever affronts they don’t avenge, calmly declare that “People who love life go to the cinema.” But this life and this cinema are equally paltry, which is why it hardly matters if one is substituted for the other.
The movie-going public, which has never been very bourgeois and which is scarcely any longer working-class, is now recruited almost entirely from a single social stratum, though one that has been considerably enlarged — the stratum of low-level skilled employees in the various “service” occupations that are so necessary to the present production system: management, control, maintenance, research, teaching, propaganda, entertainment, and pseudocritique. Which suffices to give an idea of what they are. This public that still goes to the movies also, of course, includes the young of the same breed who are merely at the apprenticeship stage for one or another of these functions.
From the realism and the achievements of this splendid system one could already infer the personal capacities of the underlings it has produced. Misled about everything, they can only spout absurdities based on lies — these poor wage earners who see themselves as property owners, these mystified ignoramuses who think they’re educated, these zombies with the delusion that their votes mean something.
How harshly the mode of production has treated them! With all their “upward mobility” they have lost the little they had and gained what no one wanted. They share poverties and humiliations from all the past systems of exploitation without sharing in the revolts against those systems. In many ways they resemble slaves, because they are herded into cramped habitations that are gloomy, ugly and unhealthy; ill-nourished with tasteless and adulterated food; poorly treated for their constantly recurring illnesses; under constant petty surveillance; and maintained in the modernized illiteracy and spectacular superstitions that reinforce the power of their masters. For the convenience of present-day industry they are transplanted far from their own neighborhoods or regions and concentrated into new and hostile environments. They are nothing but numbers on charts drawn up by idiots.
They die in droves on the freeways, and in each flu epidemic and each heat wave, and with each mistake of those who adulterate their food, and each technical innovation profitable to the numerous entrepreneurs for whose environmental developments they serve as guinea pigs. Their nerve-racking conditions of existence produce physical, intellectual, and psychological degeneration. They are always spoken to like obedient children — always willing to do what they’re told as long as they’re told that they “must” do it. But above all they are treated like retarded children, forced to accept the delirious gibberish of dozens of recently concocted paternalistic specializations, which one day tell them one thing and the next day perhaps the very opposite.
Separated from each other by the general loss of any language capable of describing reality (a loss which prevents any real dialogue), separated by their relentless competition in the conspicuous consumption of nothingness and thus by the most groundless and eternally frustrated envy, they are even separated from their own children, who in previous eras were the only property of those possessing nothing. Control of these children is taken from them at an early age — these children who are already their rivals, who laugh at their parents’ blatant failure and no longer listen to their simple-minded opinions. Understandably despising their origin, they feel more like offspring of the reigning spectacle than of the particular servants of the spectacle who happen to have begotten them, and think of themselves as only half-castes of such slaves. Behind the façade of simulated rapture among these couples and their progeny there is nothing but looks of hatred.
But these privileged workers of a totally commodified society differ from slaves in that they themselves must provide for their own upkeep. In this regard they are more like serfs, because they are exclusively attached to some particular company and dependent on its successful functioning, without receiving anything in return; and especially because they are compelled to reside within a single space: the same circuit of ever-identical dwelling units, offices, freeways, vacation spots, and airports.
But they also resemble modern proletarians in the precariousness of their means of support, which conflicts with the continual spending to which they have been conditioned; and in the fact that they have to hire themselves out on an open market without owning the instruments of their labor. They need money to buy commodities, because things have been so arranged that they have no enduring access to anything that has not been commodified.
But in their economic situation they are more like peons, in that they are no longer left even the momentary handling of the money around which their entire activity revolves. They have to spend it immediately because they don’t receive enough to save. But even so, sooner or later they find themselves obliged to consume on credit; and the credit they are granted is docked from their pay, forcing them to work even more to free themselves from debt. Since the distribution of goods is totally interlinked with the organization of production and the state, their rations of food and of space are reduced in both quantity and quality. Though nominally remaining free workers and consumers, they are scorned everywhere and have no real possibility of redress.
I am not going to fall into the simplistic error of equating the condition of these high-ranking wage slaves with previous forms of socio-economic oppression. First of all because, if one leaves aside their surplus of false consciousness and their purchase of two or three times as much of the miserable junk that constitutes virtually the entire market, it is clear that they share the same sad life as all the other wage earners of today. It is, in fact, with the naïve hope of distracting attention from this annoying reality that so many of them jabber so much about how uneasy they feel about living in the lap of luxury while people in distant lands are crushed by destitution. Another reason not to confuse them with the unfortunates of the past is that their social position has certain unmistakably modern traits.
For the first time in history we are seeing highly specialized economic professionals who, outside their work, have to do everything for themselves. They drive their own cars and are beginning to have to personally fill them with gasoline; they do their own shopping and their own so-called cooking; they serve themselves in the supermarkets and in the entities that have replaced railroad dining cars. It may not have taken them very long to obtain their flimsy “professional qualifications,” but after they have put in their allotted hours of specialized work they still have to do everything else with their own hands. Our era has not yet managed to supersede the family, or money, or the division of labor; yet one could say that these people have already been almost totally deprived of their practical reality through sheer dispossession. Those who never had any substance have lost it for the shadow.
The illusory nature of the riches that the present society claims to distribute would have been amply demonstrated (had it not already been evident in so many other respects) by the simple fact that never before has a system of tyranny maintained its lackeys, its experts, and its court jesters so shabbily. They work overtime in the service of emptiness, and emptiness rewards them with coinage in its own image. This is the first time that poor people have imagined themselves to be part of an economic elite, despite all the evidence to the contrary. Not only do these miserable spectators work, nobody else works for them, least of all the people they pay. Even their retailers regard themselves rather as their overseers, judging whether or not they are sufficiently fervent in snapping up the ersatz goods they have the duty to buy. Nothing can hide the built-in obsolescence of all their possessions — the rapid deterioration not only of their material goods, but even of their legal rights to the few properties they may own. They have received no inheritance, and they will leave none.
Since the cinema public needs more than anything to face these bitter truths, which concern it so intimately but which are so widely repressed, it cannot be denied that a film that for once renders it the harsh service of revealing that its problems are not so mysterious as it imagines, nor even perhaps so incurable if we ever manage to abolish classes and the state — it cannot be denied that such a film has at least that one virtue. It will have no other.
This public, which likes to pretend that it is a connoisseur of everything while it in fact does nothing but justify everything it has been forced to undergo, passively accepting the constantly increasing repugnance of the food it eats, the air it breathes and the dwellings it inhabits — this public grumbles about change only when it affects the cinema to which it has become accustomed. And in fact this is the only one of its habits that seems to have been respected. For a long time I have been perhaps the only person to offend it in this domain. All the other filmmakers, even those who are up-to-date enough to echo a few issues already made fashionable by the press, continue to presume the innocence of this public, continue to use the same old cinematic conventions to show it the same sort of distant adventures enacted by stars who have lived in its place — stars whose most intimate affairs it can ogle through the media keyhole.
The cinema I am talking about is a deranged imitation of a deranged life, a production skillfully designed to communicate nothing. It serves no purpose but to while away an hour of boredom with a reflection of that same boredom. This craven imitation is the dupe of the present and the false witness of the future. Its mass of fictions and grand spectacles amounts to nothing but a useless accumulation of images that time sweeps away. What childish respect for images! This Vanity Fair is well suited to these plebeian spectators, constantly oscillating between enthusiasm and disappointment; lacking in taste because they have had no happy experience of anything, and refusing to admit their unhappy experiences because they lack courage as well as taste. Which is why they never cease being taken in by every sort of fraud, general or particular, that appeals to their self-interested credulity.
Amazingly enough, despite all the obvious evidence to the contrary, there are still some cretins, among the specialized spectators hired to edify their fellow viewers, who claim that it is “dogmatic” to state some truth in a film unless it is also proved by images. The latest fashion in intellectual lackeydom enviously refers to whatever describes its servitude as “the master discourse.” As for the ludicrous dogmas of its actual bosses, it identifies with them so completely that it doesn’t even recognize their existence. What needs to be proved by images? Nothing is ever proved except by the real movement that dissolves existing conditions — that is, the existing production relations and the forms of false consciousness that have developed on the basis of those relations.
No error has ever collapsed for lack of a good image. For those who believe that the capitalists are well equipped to manage with continually increasing rationality our continually increasing happiness and the ever more diverse pleasures of our purchasing power, these figures will appear to be capable statesmen; and those who believe that Stalinist bureaucrats constitute the party of the proletariat will see these as fine working-class mugs. The existing images only reinforce the existing lies.
Dramatized anecdotes have been the building blocks of the cinema. Its perennial characters have been inherited from the theater and the novel, though they act on a more spacious and mobile stage with more directly visible costumes and settings. It is a particular society, not a particular technology, that has made the cinema like this. It could have consisted of historical analyses, theories, essays, memoirs. It could have consisted of films like the one I am making at this moment.
In the present film, for example, I am simply stating a few truths over a background of images that are all trivial or false. This film disdains the image-scraps of which it is composed. I do not wish to preserve any of the language of this outdated art, except perhaps the reverse shot of the only world it has observed and a tracking shot across the fleeting ideas of an era. I pride myself on having made a film out of whatever rubbish was at hand; and I find it amusing that people will complain about it who have allowed their entire lives to be dominated by every kind of rubbish.
I have merited the universal hatred of the society of my time, and I would have been annoyed to have any other merits in the eyes of such a society. But I have noticed that it is in the cinema that I have aroused the most extreme and unanimous outrage. This distaste has been so intense that I have even been plagiarized much less in this domain than elsewhere, up until now at least. My very existence as a filmmaker remains a generally refuted hypothesis. I thus see myself placed outside all the laws of the genre. But as Swift remarked, “It is no small satisfaction to present a work that is beyond all criticism.”
What this era has written and filmed is so utterly contemptible that the only way anyone in the future will be able to offer even the slightest justification for it will be to claim that there was literally no alternative — that for some obscure reason nothing else was possible. Unfortunately for those who are reduced to such a clumsy excuse, my example alone will suffice to demolish it. And since this gratifying accomplishment has required relatively little time and trouble, I have seen no reason to forgo it.
Despite what some would like to believe, we can hardly expect revolutionary innovations from those whose profession is to monopolize the stage under the present social conditions. It is obvious that such innovations can come only from people who have received universal hostility and persecution, not from those who receive government funding. More generally, despite the conspiracy of silence on this matter, it can be confidently affirmed that no real opposition can be carried out by individuals who become even slightly more socially elevated through manifesting such opposition than they would have been through refraining. We already have the well- known example of those flourishing political and labor-union functionaries, always ready to prolong the grievances of the proletariat for another thousand years in order to preserve their own role as its defender.
For my part, if I have succeeded in being so deplorable in the cinema, it is because I have been much more criminal elsewhere. From the very beginning I have devoted myself to overthrowing this society, and I have acted accordingly. I took this position at a time when almost everybody believed that this despicable society (in its bourgeois or bureaucratic version) had the most promising future. And since then I have not, like so many others, changed my views one or several times with the changing of the times; it is rather the times that have changed in accordance with my views. This is one of the main reasons I have aroused such animosity on the part of my contemporaries.
Thus, instead of adding one more film to the thousands of commonplace films, I prefer to explain why I shall do nothing of the sort. I am going to replace the frivolous adventures typically recounted by the cinema with the examination of an important subject: myself.
I have sometimes been reproached — wrongly, I believe — for making difficult films. Now I am actually going to make one. To those who are annoyed that they can’t understand all the allusions, or who even admit that they have no idea of what I’m really getting at, I will merely reply that they should blame their own sterility and lack of education rather than my methods; they have wasted their time at college, bargain shopping for worn-out fragments of secondhand knowledge.
Considering the story of my life, it is obvious to me that I cannot produce a cinematic “work” in the usual sense of the term. I think the substance and form of the present communication will convince anyone that this is so.
I must first of all repudiate the most false of legends, according to which I am some sort of theoretician of revolutions. The petty people of the present age seem to believe that I have approached things by way of theory, that I am a builder of theory — a sort of intellectual architecture which they imagine they need only move in to as soon as they know its address, and which, ten years later, they might even slightly remodel by rearranging a few sheets of paper, so as to attain the definitive theoretical perfection that will assure their salvation.
But theories are only made to die in the war of time. Like military units, they must be sent into battle at the right moment; and whatever their merits or insufficiencies, they can only be used if they are on hand when they’re needed. They have to be replaced because they are constantly being rendered obsolete — by their decisive victories even more than by their partial defeats. Moreover, no vital eras were ever engendered by a theory; they began with a game, or a conflict, or a journey. What Jomini said of war can also be said of revolution: “Far from being an exact or dogmatic science, it is an art subject to a few general principles, and even more than that, an impassioned drama.”
What passions do we have, and where have they led us? Most people, most of the time, have such a tendency to follow ingrained routines that even when they propose to revolutionize life from top to bottom, to make a clean slate and change everything, they nevertheless see no contradiction in following the course of studies accessible to them and then taking up one or another paid position at their level of competence (or even a little above it). This is why those who impart to us their thoughts about revolutions usually refrain from letting us know how they have actually lived.
But I, not being that type of person, can only tell of “the knights and ladies, the arms and loves, the gallant conversations and bold adventures” of a unique era.
Others may define and measure the course of their past in relation to their advancement in some career, or their acquisition of various kinds of goods, or in some cases their accumulation of socially recognized scientific or aesthetic works. Not having known any such frame of reference, I merely see, when I look back on the passage of this disorderly time, the elements that constituted it for me, or the words and faces that evoke them — days and nights, cities and persons, and underlying it all, an incessant war.
I have passed my life in a few countries in Europe, and it was in the middle of the century, when I was nineteen, that I began to lead a fully independent life; and immediately found myself at home with the most ill-famed of companions.
It was in Paris, a city that was then so beautiful that many people preferred to be poor there rather than rich anywhere else.
Who, now that nothing of it remains, will be able to understand this, apart from those who remember its glory? Who else could know the pleasures and exhaustions we experienced in these neighborhoods where everything has now become so dismal?
“Here was the abode of the ancient king of Wu. Grass now grows peacefully on its ruins. There, the vast palace of the Tsin, once so splendid and so dreaded. All this is gone forever — events, people, everything constantly slips away, like the ceaseless waves of the Yangtze that vanish into the sea.”
The Paris of that time, within the confines of its twenty districts, was never entirely asleep; on any night a bacchanal might shift from one neighborhood to another, then to another and yet another. Its inhabitants had not yet been driven out and dispersed. A people remained who had barricaded their streets and routed their kings a dozen times. They were not content to subsist on images. When they lived in their own city, no one would have dared to make them eat or drink the sort of products that the chemistry of adulteration had not yet dared to invent.
The houses in the center were not yet deserted, or resold to cinema spectators born elsewhere, under other exposed-beam roofs. The modern commodity system had not yet fully demonstrated what can be done to a street. The city planners had not yet forced anyone to travel far away to sleep.
Governmental corruption had not yet darkened the clear sky with the artificial fog of pollution which now permanently blankets the mechanical circulation of things in this vale of desolation. The trees were not yet dead from suffocation; the stars were not yet extinguished by the progress of alienation.
Liars were in power, as always; but economic development had not yet given them the means to lie about everything, or to confirm their lies by falsifying the actual content of all production. One would have been as astonished then to find printed or built in Paris all the books that have since been composed of cement and asbestos, and all the buildings that have since been built out of dull sophisms, as one would be today to see the sudden reappearance of a Donatello or a Thucydides.
Musil, in The Man Without Qualities, notes that “there are intellectual pursuits in which a man may take more pride in writing a brief article than a thick volume. If someone were to discover, for example, that under certain hitherto unobserved circumstances stones were able to speak, it would require only a few pages to describe and explain such a revolutionary phenomenon.” I shall thus limit myself to a few words to announce that, whatever others may say about it, Paris no longer exists. The destruction of Paris is only one striking example of the fatal illness that is currently wiping out all the major cities, and that illness is in turn only one of the numerous symptoms of the material decay of this society. But Paris had more to lose than any other. Bliss it was to be young in this city when for the last time it glowed with so intense a flame.
There was at that time on the left bank of the river — you cannot enter the same river twice, nor twice touch the same perishable substance — a neighborhood where the negative held court.
It is a commonplace that even in periods shaken by momentous changes, even the most innovative people have a hard time freeing themselves from many outdated ideas and tend to retain at least a few of them, because they find it impossible to totally reject, as false and worthless, assertions that are universally accepted.
It must be added, however, when one has practical experience of this type of situation, that such difficulties cease to matter the moment a group of people begins to base its real existence on a deliberate rejection of what is universally accepted, and on total indifference to the possible consequences. Those who had gathered in this neighborhood seemed to have publicly and from the very beginning adopted as their sole principle of action the secret that the Old Man of the Mountain was said to divulge only on his deathbed to the most loyal lieutenant among his fanatical followers: “Nothing is true, everything is permitted.” They accorded no importance to those of their contemporaries who were not among them, and I think they were right in this; and if they related to anyone from the past, it was Arthur Cravan, deserter of seventeen nations, or perhaps also the cultivated bandit Lacenaire.
In this setting extremism had declared itself independent of any particular cause and disdained to entangle itself in any project. A society which was already tottering, but which was not yet aware of this because the old rules were still respected everywhere else, had momentarily left the field open for that ever-present but usually repressed sector of society: the incorrigible riffraff; the salt of the earth; people quite sincerely ready to set the world on fire just to make it shine.
“Article 488. The age of adulthood is 21 years; a person of that age is capable of all acts of civil life.”
“A science of situations needs to be created, which will borrow elements from psychology, statistics, urbanism, and ethics. These elements must be focused toward a totally new goal: the conscious creation of situations.”
“But no one talks about Sade in this film.”
“Order reigns but doesn’t govern.”
“Gun Crazy. You remember. That’s how it was. No one was good enough for us. And yet . . . Hailstones striking banners of glass. We won’t forget this cursed planet.”
“Article 489. An adult who is usually in a state of imbecility or dementia, or who has frequent fits of rage, must be maintained in custody even if he has intervals of lucidity.”
“Once again, after all the untimely answers and the aging of youth, night falls from on high.”
“Like lost children we live our unfinished adventures.”
A film I made at that time, which naturally outraged the most advanced aesthetes, was like that from start to finish; and those pitiful sentences were spoken over a completely blank screen, interspersed with extremely long passages of silence during which the screen remained completely dark. Some, no doubt, would like to believe that subsequent experience led to a more mature development of my talents or intentions. Experience of what — of some improvementin what I had already rejected? Don’t make me laugh. Why should someone who strove to be so intolerable in the cinema when he was young turn out to be more acceptable once he’s older? What has been so bad can never really improve. People may say, “As he has aged, he has changed”; but he has also remained the same.
Although the select population of this momentary capital of disturbances included a certain number of thieves and occasionally a few murderers, our life was primarily characterized by a prodigious inactivity; and of all the crimes and offenses denounced there by the authorities, it was this that was sensed as the most threatening.
It was the best possible labyrinth for ensnaring visitors. Those who lingered there for two or three days never left again, at least not until it had ceased to exist; but by then the majority had already seen the end of their none too numerous years. No one left those few streets and tables where the “highest of time” had been discovered.
Everyone took pride in having sustained such a magnificently disastrous challenge; and in fact I don’t believe that any of those who passed that way ever acquired the slightest honest reputation in the world.
Each of us had more drinks every day than the number of lies told by a labor union during an entire wildcat strike. Gangs of police, guided by numerous informers, were constantly launching raids under every sort of pretext — most often searching for drugs or for girls under eighteen. I couldn’t help remembering the charming hooligans and proud young women I hung out with in those shady dives when much later — the years having passed like our nights back then, without the slightest renunciation — I heard a song sung by prisoners in Italy: “It’s there you find those young girls who give you everything; first hello, and then their hand . . . . There’s a bell in Via Filangieri; each time it rings, someone has been condemned. . . . The flower of youth dies in prison.”
Though they despised all ideological illusions and were quite indifferent to what might later prove them right, these reprobates had not disdained to openly declare what was to come. Putting an end to art, announcing right in the middle of a cathedral that God was dead, plotting to blow up the Eiffel Tower — such were the little scandals sporadically indulged in by those whose ongoing way of life was such a big scandal. They asked themselves why certain revolutions had failed; and whether the proletariat actually existed; and if so, what it might be.
When I talk about these people, I may seem to be making fun of them; but that is not so. I drank their wine and I remain faithful to them. And I don’t believe that anything I have done since then has made me better in any way than they were back then.
Considering the overpowering forces of habit and the law, which continually pressured us to disperse, none of us could be sure we would still be there at the end of the week. Yet everything we would ever love was there. Time burned more intensely than elsewhere, and would soon run out. We felt the earth shake.
Suicide carried off many. “Drink and the devil have done for the rest,” as a song says.
Midway on the journey of real life we found ourselves surrounded by a somber melancholy, reflected by so much sad banter in the cafés of lost youth.
“ ’Tis all a checkerboard of nights and days, where Destiny with men for pieces plays: hither and thither moves and checks and slays, and one by one back in the closet lays.”
“How many ages hence shall this our lofty scene be acted over, in states unborn and accents yet unknown!”
“What is writing? The guardian of history. . . . What is man? A slave of death, a passing traveler, a guest on earth. . . . What is friendship? The equality of friends.”
“Bernard, what do you want from the world? Do you see there anything that can satisfy you? . . . She vanishes, fleeing like a ghost which, having given us some sort of contentment while it remained with us, leaves nothing but disquietude in its wake. . . . Bernard, Bernard, he used to say, this green youth will not last forever.”
But nothing expresses this restless and exitless present better than this ancient phrase that turns completely back on itself, being constructed letter by letter like an inescapable labyrinth, thus perfectly uniting the form and content of perdition: In girum imus nocte et consumimur igni. We turn in the night, consumed by fire.
“One generation passeth away, and another generation cometh, but the earth abideth forever. The sun also ariseth, and the sun goeth down, and hasteth to his place where he arose. . . . All the rivers run into the sea; yet the sea is not full; unto the place from whence the rivers come, thither they return again. . . . To every thing there is a season, and a time to every purpose under the heavens. . . . a time to kill and a time to heal; a time to break down and a time to build up; . . . a time to rend and a time to sew; a time to keep silence and a time to speak. . . . Better to see what one desireth than to wish for what one knoweth not: this also is vanity and vexation of spirit. . . . For what purpose doth a man seek what is above him, he who knoweth not what is good for him during his days on the earth, during the time that passeth like a shadow?”
“No, let us cross over the river and rest under the shade of those trees.”
It was there that we acquired the toughness that has stayed with us all the days of our life, and that has enabled several of us to remain so lightheartedly at war with the whole world. And as for myself in particular, I suspect that the circumstances of that time were the apprenticeship that enabled me to make my way so instinctively through the subsequent chain of events, which included so much violence and so many breaks, and where so many people were treated so badly — passing through all those years as if with a knife in my hand.
Perhaps we might not have been quite so ruthless if we had found some already-initiated project that seemed to merit our support. But there was no such project. The only cause we supported we had to define and launch ourselves. There was nothing above us that we could respect.
For someone who thinks and acts in this manner, there is no point in listening a moment too long to those who find something good, or even merely something worth tolerating, within the present conditions; nor to those who stray from the path they seemed to have intended to follow; nor even, in some cases, to those who simply don’t catch on quickly enough. Other people, years later, have begun advocating the revolution of everyday life with their timid voices or prostituted pens — but from a distance and with the calm assurance of astronomical observation. But someone who has actually taken part in an endeavor of this kind, and who has escaped the dazzling catastrophes that accompany it or follow in its wake, is not in such an easy position. The heats and chills of such a time never leave you. You have to discover how to live the days ahead in a manner worthy of such a fine beginning. You want to prolong that first experience of illegality.
This is how, little by little, a new era of conflagrations was set ablaze, of which none of us alive at this moment will see the end. Obedience is dead. It is wonderful to note that disturbances originating in a lowly and ephemeral little neighborhood have ended up shaking the entire world order. (Such methods would obviously never shake up anything in a harmonious society that was capable of controlling all its forces; but it is now evident that our society was quite the opposite.)
As for myself, I have never regretted anything I have done; and being as I am, I must confess that I remain completely incapable of imagining how I could have done anything any differently.
Despite the harshness of the first phase of the conflict, our side tended toward a static, purely defensive position. Our spontaneous experimentation was not sufficiently aware of itself; and since it was confined primarily to its particular locale, we had also tended to neglect the significant possibilities for subversion in the seemingly hostile world all around us. When we saw our defenses being overwhelmed and some of our comrades beginning to falter, a few of us felt that we should take the offensive: that instead of entrenching ourselves in the thrilling fortress of a moment, we should break out into the open, make a sortie, then hold our ground and devote ourselves quite simply to totally destroying this hostile world — in order to rebuild it, if possible, on other bases. There had been precedents to this, but they had been forgotten. We had to discover where the course of things was leading, and to refute that course so thoroughly that it would eventually be compelled to change directions in line with our own tastes. As Clausewitz amusingly remarks, “Whoever has genius must use it — that’s one of the rules of the game.” And Baltasar Gracián: “You must traverse the paths of time to reach the point of opportunity.”
But can I ever forget the one whom I see everywhere in the greatest moment of our adventures — he who in those uncertain days opened up a new path and forged ahead so rapidly, choosing those who would accompany him? No one else was his equal that year. It might almost have been said that he transformed cities and life merely by looking at them. In a single year he discovered enough material for a century of demands; the depths and mysteries of urban space were his conquest.
The powers that be, with their pitiful falsified information that misleads them almost as much as it bewilders those under their administration, have not yet realized just how much the rapid passage of this man has cost them. But what does it matter? The names of shipwreckers are only writ in water.
We did not seek the formula for overturning the world in books, but in wandering. Ceaselessly drifting for days on end, none resembling the one before. Astonishing encounters, remarkable obstacles, grandiose betrayals, perilous enchantments — nothing was lacking in this quest for a different, more sinister Grail, which no one else had ever sought. And then one ill-fated day the finest player of us all got lost in the forests of madness. — But there is no greater madness than the present organization of life.
Did we eventually find the object of our quest? There is reason to believe that we obtained at least a fleeting glimpse of it; because it is undeniable that from that point on we found ourselves capable of understanding false life in the light of true life, and possessed with a very strange power of seduction: for no one since then has ever come near us without wishing to follow us. We had rediscovered the secret of dividing what was united. We did not go on television to announce our discoveries. We did not seek grants from academic foundations or praise from the newspaper intellectuals. We brought fuel to the fire.
In this manner we enlisted irrevocably in the Devil’s party — the “historical evil” that leads existing conditions to their destruction, the “bad side” that makes history by undermining all established satisfaction.
Those who have not yet begun to live but who are saving themselves for a better time, and who therefore have such a horror of growing old, are waiting for nothing less than a permanent paradise. Some of them locate this paradise in a total revolution, others in a career promotion, some even in both at once. In either case they are waiting to access what they have gazed upon in the inverted imagery of the spectacle: a happy, eternally present unity. But those who have chosen to strike with the time know that the time that is their weapon is also their master. And they can hardly complain about this, because it is an even harsher master to those who have no weapons. If you don’t fall in line with the deceptive clarity of this upside-down world, you are seen, at least by those who believe in that world, as a controversial legend, an invisible and malevolent ghost, a perverse Prince of Darkness. Which is in fact a fine title — more honorable than any the present system of floodlit enlightenment is capable of bestowing.
We thus became emissaries of the Prince of Division — “he who has been wronged” — and undertook to drive to despair those who identified with humanity.
In the years that followed, people from twenty countries entered into this obscure conspiracy of limitless demands. How many hurried journeys! How many long disputes! How many clandestine meetings in all the ports of Europe!
Thus was mapped out a program calculated to undermine the credibility of the entire organization of social life. Classes and specializations, work and entertainment, commodities and urbanism, ideology and the state — we showed that it all needed to be scrapped. And this program promised nothing more than an autonomy without rules or restrictions. These perspectives have now been widely adopted, and people everywhere are fighting for or against them. But back then they would certainly have seemed delirious, if the behavior of modern capitalism had not been even more delirious.
There were indeed a few individuals who were in more or less practical agreement with one or another of our critiques; but there was no one who recognized them all, let alone who was capable of articulating them and developing them in practice. Which is why no other revolutionary endeavor of this period has had the slightest influence on the transformation of the world.
Our agitators disseminated ideas that a class society cannot stomach. The intellectuals in the service of the system — themselves even more obviously in decline than the system itself — are now cautiously investigating these poisons in the hope of discovering some antidotes; but they won’t succeed. They used to try just as hard to ignore them — but just as vainly, so great is the power of a truth spoken in its time.
While our seditious intrigues spread across Europe and even began to reach other continents, Paris, where one could so easily pass unnoticed, was still at the heart of all our journeys, the most frequented of our meeting places. But its landscapes had been ruined and everything was deteriorating and falling apart.
And yet the setting sun of this city left, in places, a few glimmers of light as we watched the fading of its final days, finding ourselves within surroundings that would soon be swept away, enraptured with beauties that will never return. We would soon have to leave it — this city which for us was so free but which was going to fall completely into the hands of our enemies. Their blind law was already being relentlessly applied, reconstructing everything in their own image like a graveyard: “O wretchedness! O grief! Paris is trembling.”
We would have to leave it, but not without having made an attempt to seize it by brute force; we would finally have to abandon it, after having abandoned so many other things, in order to follow the road determined by the necessities of our strange war, which has led us so far.
For our aim had been none other than to provoke a practical and public division between those who still want the existing world and those who will decide to reject it.
Other eras have had their own great conflicts, conflicts which they did not choose but which nevertheless forced people to choose which side they were on. Such conflicts dominate whole generations, founding or destroying empires and their cultures. The mission is to take Troy — or to defend it. There is a certain resemblance among these moments when people are on the verge of separating into opposing camps, never to see each other again.
It’s a beautiful moment when an assault against the world order is set in motion.
From its almost imperceptible beginning you already know that, whatever happens, very soon nothing will ever again be the same as it was.
The charge begins slowly, picks up speed, passes the point of no return, and irrevocably collides with what seemed unassailable: the bulwark which was so solid and well defended, but which is also destined to be shaken and thrown into disorder.
That is what we did, emerging from the night, raising once again the banner of the “good old cause” and marching forward under the cannon fire of time.
Along the way many of us died or were taken prisoner; many others were wounded and permanently put out of action; and certain elements even let themselves slip to the rear out of lack of courage; but I believe I can say that our formation as a whole never swerved from its line until it plunged into the very core of destruction.
I have never quite understood those who have so often reproached me for having squandered this fine troop in a senseless assault, perhaps even out of some sort of Neronian self-indulgence. I admit that I was the one who chose the moment and direction of the attack, and I therefore take full responsibility for everything that happened. But what did these critics expect? Were we supposed to refrain from fighting an enemy that was already on the move against us? And didn’t I always put myself several steps ahead of the front line? Those who never take action would like to believe that you can freely determine the quality of your fellow combatants and the time and place where you can strike an unstoppable and definitive blow. But in reality you have to act with what is at hand, launching a sudden attack on one or another realistically attackable position the moment you see a favorable opportunity; otherwise you fade away without having done a thing. The strategist Sun Tzu recognized long ago that “advantage and danger are both inherent in maneuver.” And Clausewitz notes that “in war neither side is ever certain about the situation of the other. One must become accustomed to acting in accordance with general probabilities; it is an illusion to wait for a time when one will be completely aware of everything.” Despite the fantasies of the spectators of history who try to set up shop as strategists and who see everything from the vantage point of Sirius, the most sublime theory can never guarantee an event. On the contrary, it is the unfolding of an event that may or may not verify a theory. Risks must be taken, and you have to pay up front to see what comes next.
Other equally distant but less lofty spectators, having seen the end of this attack but not its beginning, have failed to take into account the differences between the two stages, and have detected some faults in the alignment of our ranks and concluded that by that point our uniforms were no longer impeccably egalitarian. I think this can be attributed to the enemy fire that had pounded us for so long. As a struggle approaches its culmination, it becomes more important to judge the result than the deportment. To listen to those who seem to be complaining that the battle was begun without waiting for them, the main result was the fact that an avant-garde was sacrificed and completely pulverized in the collision. In my opinion that was precisely its purpose.
Avant-gardes have only one time; and the best thing that can happen to them is to have enlivened their time without outliving it. After them, operations move onto a vaster terrain. Too often have we seen such elite troops, after they have accomplished some valiant exploit, remain on hand to parade with their medals and then turn against the cause they previously supported. Nothing of this sort need be feared from those whose attack has carried them to the point of dissolution.
I wonder what more some people had hoped for. The particular wears itself out fighting. A historical project can hardly expect to preserve an eternal youth, sheltered from every blow.
Sentimental objections are as vain as pseudo-strategical quibbles. “Yet your bones will waste away, buried in the fields of Troy, your mission unfulfilled.”
On a battlefield King Frederick II of Prussia rebuked a hesitant young officer: “Dog! Were you hoping to live forever?” And Sarpedon says to Glaukos in the Twelfth Book of The Iliad: “My friend, if you and I could escape this battle and live forever, ageless and immortal, I myself would never fight again. . . . But a thousand deaths surround us and no man can escape them. So let us move in for the attack.”
When the smoke clears, many things appear changed. An age has passed. Don’t ask now what good our weapons were: they remain in the throat of the reigning system of lies. Its air of innocence will never return.
After this splendid dispersal, I realized that I had to quickly conceal myself from a fame that threatened to become far too conspicuous. It is well known that this society signs a sort of peace treaty with its most outspoken enemies by granting them a place in its spectacle. I am, in fact, the only present-day individual with any negative or underground notoriety whom it has not managed to get to appear on that stage of renunciation.
The difficulties do not end there. I would find it just as repugnant to become an authority within the opposition to this society as to be one within this society itself; which is not putting it too mildly. I have thus refused to take the lead of all sorts of subversive ventures in several different regions, each more antihierarchical than the others but whose command I was nevertheless offered on the basis of my talent and experience in these matters. I wanted to show that it is possible for someone to achieve some historical successes and yet remain as poor in power and prestige as before (what I have had on a purely personal level from the beginning has always been enough for me).
I have also refused to polemicize about a thousand details with the numerous interpreters and coopters of what has already been done. I had no interest in awarding diplomas in some sort of fantasized orthodoxy, nor in judging among diverse naïve ambitions that would collapse soon enough on their own. These people were unaware that time does not wait; that good intentions are not enough; and that nothing can be acquired or held on to from a past that can no longer be rectified. The underlying movement that will carry our historical struggles as far as they may go remains the sole judge of the past — insofar as that movement continues to act in its own time. I have managed things in such a way as to prevent any pseudo-continuation from falsifying the history of our operations. Those who eventually do better will be qualified to comment on their predecessors, and their comments will not go unnoticed.
I have found ways of intervening from farther away, while being aware that, as always, the majority of observers would have much preferred that I remain silent. I have long striven to maintain an obscure and elusive existence, and this has enabled me to further develop my strategical experiments, which had already begun so well. As someone not without abilities once put it, this is a field in which no one can ever become an expert. The results of these investigations — and this is the only good news in the present communication — will not be presented in cinematic form.
But all ideas are inevitably vain when greatness can no longer be found in each day’s existence — the complete works of the kennel-bred thinkers marketed at this stage of commodity decomposition cannot disguise the taste of the fodder they’ve been raised on. This is why I spent those years living in a country where I was little known. The spatial arrangement of one of the best cities that ever was, and the company of certain persons, and what we did with our time — all this formed a scene much like the happiest revels of my youth.
Nowhere did I seek a peaceable society — which is fortunate, because I never found one. I am widely slandered in Italy, where I am rumored to be a terrorist. But I am quite indifferent to the most diverse accusations because it has been my lot to provoke them wherever I have roamed, and because I know why. The only thing of importance to me is what captivated me in that country and what could not have been found elsewhere.
I see her again, she who was like a stranger in her own town. (“Each of us is a citizen of the one true city; but in your meaning, I am one who passed my earthly exile in Italy.”) I see again “the banks of the Arno, full of farewells.”
And I too, like so many others, have been banished from Florence.
In any case, one traverses an era like one passes the Dogana promontory — that is to say, rather quickly.
At first, as it’s approaching, you don’t notice it. Then you discover it as you come abreast of it, and you cannot fail to recognize that it was designed to be seen in this particular way and no other. But already we are passing the cape, and leaving it behind us, and heading into unknown waters.
“When we were young we to a master went, and took great pride in learned argument. But what did all this lead to in the end? We came forth like water and are gone like the wind.”
In a space of twenty years you can really live in only a small number of homes. These of mine have all been poor, but they have always been well situated. Those were admitted who deserved to be; the rest were turned away at the door. Freedom then had few other such havens.
“Where are those merry companions of times gone by?” These are dead; another lived even more quickly, until the iron gates of insanity snapped shut.
The sensation of the passing of time has always been vivid for me, and I have been attracted by it just as others are allured by dizzying heights or by water. In this sense I have loved my era, which has seen the end of all existing security and the dissolution of everything that was socially ordained. These are pleasures that the practice of the greatest art would not have given me.
As for what we have done, how could the present outcome be assessed? The landscape we are now traversing has been devastated by a war this society is waging against itself, against its own potentialities. The uglification of everything was probably an inevitable price of the conflict. If we have begun to win, it is because the enemy has pushed its mistakes so far.
The most fundamental issue in this war, for which so many fallacious explanations have been given, is that it is no longer a struggle between conservatism and change; it is a struggle over which kind of change it will be. We, more than anyone else, were the people of change in a changing time. The owners of society, in order to maintain their position, were obliged to strive for a change that was the opposite of ours. We wanted to rebuild everything and so did they, but in diametrically opposed directions. What they have done is a sufficient negative demonstration of the nature of our own project. Their immense works have led them to nothing but this corruption. Their hatred of the dialectic has brought them to this cesspit.
We had to destroy (and we had good weapons for doing this) any illusion of dialogue between these antagonistic perspectives. Then the facts would speak for themselves. They have.
It has become ungovernable, this wasteland where new sufferings are disguised with the name of former pleasures and where people are so afraid. They turn in the night, consumed by fire. They wake up in alarm and gropingly search for life. And word is getting around that those who have been expropriating that life have ended up losing it themselves.
This civilization is on fire; the whole thing is capsizing and sinking. What splendid torpedoing!
And what has become of me amid this appalling collapse — this shipwreck which I believe was necessary, and which it could even be said that I have worked for, since it is certainly true that I have avoided working at anything else?
Could I apply what a poet of the T’ang period wrote — “On Parting from a Traveling Companion” — to this point in my own history?
“Dismounting from my horse, I offered him the wine of farewell and asked him the goal of his journey. He replied: ‘I have not succeeded in worldly affairs, so I am returning to the southern mountains to seek repose.’ ”
But no, I can see quite clearly that for me there will be no repose; first of all because nobody does me the honor of thinking that I have not succeeded in worldly affairs. But fortunately no one could say that I have been successful in such affairs, either. It thus has to be admitted that there has been neither success nor failure for Guy Debord and his extravagant pretensions.
It was already the dawn of this exhausting day that we are now seeing draw to a close when the young Marx wrote to Ruge: “You can hardly claim that I think too highly of the present time. If I nevertheless do not despair of it, it is because its own desperate situation fills me with hope.”
Preparing an era for a voyage through the cold waters of history has in no way dampened these passions of which I have presented such fine and sad examples.
As these final reflections on violence continue to demonstrate, for me there will be no turning back and no reconciliation.
No wising up and no settling down.
Version française :
Guy Debord | In girum imus nocte et consumimur igni
*Cette version peut présenter quelques différences par rapport à l’original : elle est en effet une reprise à partir de la traduction ci-dessus, réalisée par Ken Knabb. Nous ne disposons pas de la version originale écrite numérique. Nous avons autant que possible restitué le texte initial là où nous avons repéré des changements, qui n’affectent jamais le fond et très peu la forme. En l’absence de pdf disponible sur internet, nous pensons que cette diffusion rendra quand même service à ceux qui voudraient disposer d’une version écrite, avec ces réserves.
Je ne ferai aucune concession au public dans ce film. Je crois qu’il y a plusieurs bonnes raisons à cette décision, et je vais les exposer. En premier lieu, il est bien connu que je n’ai jamais fait de concessions aux idées dominantes ou aux pouvoirs en place de mon époque. De plus, on n’a jamais rien communiqué d’important en étant doux avec un public, même pas un public comme celui de l’époque de Périclès ; et dans le miroir figé de l’écran, les spectateurs ne regardent rien qui puisse suggérer les citoyens respectables d’une démocratie. Mais surtout, ce public particulier, qui a été si totalement privé de liberté et qui a toléré toutes sortes d’abus, mérite moins que tout autre d’être traité avec douceur. Les manipulateurs publicitaires, avec l’impudence habituelle de ceux qui savent que les gens ont tendance à justifier les affronts qu’ils ne vengent pas, déclarent tranquillement que « les gens qui aiment la vie vont au cinéma ». Mais cette vie et ce cinéma sont également dérisoires, et c’est pourquoi il importe peu que l’on substitue l’un à l’autre. Le public du cinéma, qui n’a jamais été très bourgeois et qui n’est plus guère ouvrier, se recrute aujourd’hui presque entièrement dans une seule couche sociale, même si elle s’est considérablement élargie, celle des employés peu qualifiés des diverses professions de « service » si nécessaires au système de production actuel : gestion, contrôle, entretien, recherche, enseignement, propagande, divertissement et pseudocritique. Ce qui suffit à donner une idée de ce qu’ils sont. Ce public qui va encore au cinéma comprend aussi, bien sûr, les jeunes de la même race qui ne sont qu’au stade de l’apprentissage de l’une ou l’autre de ces fonctions. Du réalisme et des réalisations de ce splendide système, on pouvait déjà déduire les capacités personnelles des sous-fifres qu’il a produits. Trompés sur tout, ils ne peuvent que débiter des absurdités fondées sur des mensonges, ces pauvres salariés qui se prennent pour des propriétaires, ces ignorants mystifiés qui se croient instruits, ces zombies qui s’illusionnent sur la valeur de leur vote. Comme le mode de production les a maltraités ! Avec toute leur « mobilité ascendante », ils ont perdu le peu qu’ils avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils partagent les pauvretés et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation passés sans participer aux révoltes contre ces systèmes. À bien des égards, ils ressemblent à des esclaves, car ils sont entassés dans des logements exigus, lugubres, laids et insalubres ; mal nourris avec des aliments insipides et frelatés ; mal soignés pour leurs maladies récurrentes ; sous une surveillance constante et mesquine ; et maintenus dans un analphabétisme modernisé et des superstitions spectaculaires qui renforcent le pouvoir de leurs maîtres. Pour la commodité de l’industrie actuelle, ils sont transplantés loin de leurs propres quartiers ou régions et concentrés dans des environnements nouveaux et hostiles. Ils ne sont rien d’autre que des chiffres sur des graphiques établis par des idiots. Ils meurent en masse sur les autoroutes, à chaque épidémie de grippe et à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient leur nourriture et à chaque innovation technique profitable aux nombreux entrepreneurs pour lesquels ils servent de cobayes. Leurs conditions d’existence éprouvantes produisent une dégénérescence physique, intellectuelle et psychologique. On leur parle toujours comme à des enfants obéissants – toujours prêts à faire ce qu’on leur dit tant qu’on leur dit qu’ils « doivent » le faire. Mais surtout, ils sont traités comme des enfants attardés, obligés d’accepter le charabia délirant de dizaines de spécialisations paternalistes récemment concoctées, qui leur disent un jour une chose et le lendemain peut-être le contraire. Séparés les uns des autres par la perte générale de tout langage capable de décrire la réalité (perte qui empêche tout véritable dialogue), séparés par leur concurrence acharnée dans la consommation ostentatoire du néant et donc par l’envie la plus infondée et éternellement frustrée, ils sont même séparés de leurs propres enfants, qui, dans les époques précédentes, étaient la seule propriété de ceux qui ne possédaient rien. Le contrôle de ces enfants leur est retiré dès leur plus jeune âge – ces enfants qui sont déjà leurs rivaux, qui rient de l’échec flagrant de leurs parents et n’écoutent plus leurs opinions simples. Méprisant à juste titre leur origine, ils se sentent davantage les rejetons du spectacle régnant que les serviteurs particuliers du spectacle qui les ont engendrés, et ne se considèrent que comme des demi-castes de ces esclaves. Derrière la façade de ravissement simulé chez ces couples et leur progéniture, il n’y a que des regards de haine.
Mais ces travailleurs privilégiés d’une société totalement marchandisée se distinguent des esclaves en ce qu’ils doivent assurer eux-mêmes leur subsistance. En cela, ils ressemblent davantage à des serfs, parce qu’ils sont exclusivement attachés à une entreprise donnée et dépendent de son bon fonctionnement, sans rien recevoir en retour ; et surtout parce qu’ils sont contraints de résider dans un seul espace : le même circuit de logements, de bureaux, d’autoroutes, de lieux de vacances et d’aéroports toujours identiques. Mais ils ressemblent aussi aux prolétaires modernes par la précarité de leurs moyens de subsistance, qui s’oppose à la dépense continuelle à laquelle ils ont été conditionnés, et par le fait qu’ils doivent se louer sur un marché ouvert sans posséder les instruments de leur travail. Ils ont besoin d’argent pour acheter des marchandises, parce que les choses ont été arrangées de telle sorte qu’ils n’ont aucun accès durable à tout ce qui n’a pas été marchandisé. Mais dans leur situation économique, ils sont plutôt des péons, en ce sens qu’on ne leur laisse même plus la manipulation momentanée de l’argent autour duquel tourne toute leur activité. Ils doivent le dépenser immédiatement car ils ne reçoivent pas assez pour épargner. Mais même ainsi, ils se trouvent tôt ou tard obligés de consommer à crédit ; et le crédit qui leur est accordé est déduit de leur salaire, ce qui les oblige à travailler encore plus pour se libérer de leurs dettes. La distribution des biens étant totalement liée à l’organisation de la production et à l’État, leurs rations de nourriture et d’espace sont réduites en quantité et en qualité. Bien que restant nominalement des travailleurs et des consommateurs libres, ils sont méprisés partout et n’ont aucune possibilité réelle de recours. Je ne tomberai pas dans l’erreur simpliste qui consiste à assimiler la condition de ces esclaves salariés de haut rang à des formes antérieures d’oppression socio-économique. D’abord parce que, si l’on fait abstraction de leur surplus de fausse conscience et de leur achat de deux ou trois fois plus de la misérable camelote qui constitue la quasi-totalité du marché, il est clair qu’ils partagent la même triste vie que tous les autres salariés d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs dans l’espoir naïf de détourner l’attention de cette fâcheuse réalité qu’ils sont si nombreux à jacasser sur le malaise qu’ils éprouvent à vivre dans le luxe alors que des gens dans des pays lointains sont écrasés par la misère. Une autre raison de ne pas les confondre avec les malheureux du passé est que leur position sociale présente certains traits indubitablement modernes. Pour la première fois dans l’histoire, nous voyons des professionnels de l’économie hautement spécialisés qui, en dehors de leur travail, doivent tout faire par eux-mêmes. Ils conduisent leur propre voiture et commencent à devoir faire personnellement le plein d’essence ; ils font leurs courses et leur soi-disant cuisine ; ils se servent eux-mêmes dans les supermarchés et dans les entités qui ont remplacé les wagons-restaurants des chemins de fer. Il ne leur a peut-être pas fallu beaucoup de temps pour obtenir leurs minces « qualifications professionnelles », mais après avoir effectué leurs heures de travail spécialisé, ils doivent encore faire tout le reste de leurs propres mains. Notre époque n’a pas encore réussi à supplanter la famille, l’argent ou la division du travail, mais on peut dire que ces personnes ont déjà été presque totalement privées de leur réalité concrète par pure dépossession. Ceux qui n’ont jamais eu de substance l’ont perdue pour l’ombre. Le caractère illusoire des richesses que la société actuelle prétend distribuer aurait été amplement démontré (s’il n’avait pas déjà été évident à tant d’autres égards) par le simple fait que jamais un système de tyrannie n’a entretenu ses laquais, ses experts et ses bouffons de la cour de façon aussi mesquine. Ils font des heures supplémentaires au service du vide, et le vide les récompense avec des pièces de monnaie à son image. C’est la première fois que les pauvres s’imaginent faire partie d’une élite économique, malgré toutes les preuves du contraire. Non seulement ces spectateurs misérables travaillent, mais personne d’autre ne travaille pour eux, et encore moins les personnes qu’ils paient. Même leurs détaillants se considèrent plutôt comme leurs surveillants, jugeant si oui ou non ils sont suffisamment fervents pour s’arracher les ersatz qu’ils ont le devoir d’acheter. Rien ne peut cacher l’obsolescence intrinsèque de toutes leurs possessions – la détérioration rapide non seulement de leurs biens matériels, mais même de leurs droits légaux sur les quelques propriétés qu’ils peuvent posséder. Ils n’ont reçu aucun héritage, et ils n’en laisseront aucun. Puisque le public du cinéma a plus que tout besoin d’être confronté à ces vérités amères, qui le concernent si intimement mais qui sont si largement refoulées, on ne peut nier qu’un film qui, pour une fois, lui rend le dur service de lui révéler que ses problèmes ne sont pas si mystérieux qu’il l’imagine, ni même peut-être si incurables si nous parvenons un jour à abolir les classes et l’État – on ne peut nier qu’un tel film a au moins cette vertu. Il n’en aura pas d’autre. Ce public, qui aime à se prétendre connaisseur de tout alors qu’il ne fait que justifier tout ce qu’on lui a fait subir, acceptant passivement la répugnance toujours plus grande de la nourriture qu’il mange, de l’air qu’il respire et des logements qu’il habite, ce public ne râle contre le changement que lorsqu’il touche le cinéma auquel il s’est habitué. Et de fait, c’est la seule de ses habitudes qui semble avoir été respectée. Pendant longtemps, j’ai peut-être été le seul à l’offenser dans ce domaine. Tous les autres cinéastes, même ceux qui sont assez modernes pour se faire l’écho de quelques thèmes déjà mis à la mode par la presse, continuent de présumer de l’innocence de ce public, continuent d’utiliser les mêmes vieilles conventions cinématographiques pour lui montrer le même genre d’aventures lointaines jouées par des stars qui ont vécu à sa place – des stars dont il peut reluquer les affaires les plus intimes par le trou de la serrure des médias. Le cinéma dont je parle est une imitation déréglée d’une vie déréglée, une production habilement conçue pour ne rien communiquer. Il ne sert à rien d’autre qu’à faire passer une heure d’ennui par le reflet de ce même ennui. Cette imitation lâche est la dupe du présent et le faux témoin de l’avenir. Sa masse de fictions et de grands spectacles n’est qu’une accumulation inutile d’images que le temps balaie. Quel respect enfantin pour les images ! Cette Foire aux vanités convient bien à ces spectateurs plébéiens, oscillant sans cesse entre l’enthousiasme et la déception ; manquant de goût parce qu’ils n’ont fait aucune expérience heureuse de quoi que ce soit, et refusant d’admettre leurs expériences malheureuses parce qu’ils manquent de courage autant que de goût. C’est pourquoi ils ne cessent de se laisser prendre à toute sorte de fraude, générale ou particulière, qui fait appel à leur crédulité intéressée.
Il est étonnant de constater que, malgré toutes les preuves évidentes du contraire, il y a encore des crétins, parmi les spectateurs spécialisés engagés pour édifier leurs congénères, qui prétendent qu’il est « dogmatique » d’affirmer une vérité dans un film si elle n’est pas également prouvée par des images. La dernière mode du labyrinthe intellectuel désigne avec envie ce qui décrit sa servitude comme « le discours du maître. » Quant aux dogmes ridicules de ses véritables patrons, il s’y identifie si complètement qu’il ne reconnaît même pas leur existence. Que faut-il prouver par des images ? Rien n’est jamais prouvé, sauf par le mouvement réel qui dissout les conditions existantes – c’est-à-dire les rapports de production existants et les formes de fausse conscience qui se sont développées sur la base de ces rapports. Aucune erreur ne s’est jamais effondrée par manque d’une bonne image. Pour ceux qui croient que les capitalistes sont bien équipés pour gérer avec une rationalité toujours plus grande notre bonheur toujours plus grand et les plaisirs toujours plus variés de notre pouvoir d’achat, ces personnages apparaîtront comme des hommes d’État compétents ; et ceux qui croient que les bureaucrates staliniens constituent le parti du prolétariat verront en eux de belles tasses de la classe ouvrière. Les images existantes ne font que renforcer les mensonges existants. Les anecdotes dramatisées ont été les éléments constitutifs du cinéma. Ses personnages éternels ont été hérités du théâtre et du roman, bien qu’ils agissent sur une scène plus spacieuse et mobile, avec des costumes et des décors plus directement visibles. C’est une société particulière, et non une technologie particulière, qui a rendu le cinéma ainsi. Il aurait pu consister en des analyses historiques, des théories, des essais, des mémoires. Il aurait pu consister en des films comme celui que je suis en train de faire en ce moment. Dans ce film, par exemple, je ne fais qu’énoncer quelques vérités sur un fond d’images toutes banales ou fausses. Ce film dédaigne les fragments d’images qui le composent. Je ne souhaite pas conserver le langage de cet art désuet, sauf peut-être le contrechamp du seul monde qu’il a observé et le travelling sur les idées fugitives d’une époque. Je m’enorgueillis d’avoir fait un film à partir de n’importe quel déchet, et je trouve amusant que des gens s’en plaignent alors qu’ils ont laissé leur vie entière être dominée par toutes sortes de déchets. J’ai mérité la haine universelle de la société de mon temps, et j’aurais été ennuyé d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société. Mais j’ai remarqué que c’est au cinéma que j’ai suscité l’indignation la plus extrême et la plus unanime. Ce dégoût a été si intense que j’ai même été beaucoup moins plagié dans ce domaine qu’ailleurs, jusqu’à présent du moins. Mon existence même en tant que cinéaste reste une hypothèse généralement réfutée. Je me vois donc placé en dehors de toutes les lois du genre. Mais comme le remarquait Swift, « Ce n’est pas une mince satisfaction de présenter une œuvre qui échappe à toute critique. »
Ce que cette époque a écrit et filmé est si méprisable que la seule façon dont quelqu’un à l’avenir pourra offrir la moindre justification sera de prétendre qu’il n’y avait littéralement aucune alternative – que pour une raison obscure, rien d’autre n’était possible. Malheureusement pour ceux qui en sont réduits à cette excuse maladroite, mon exemple seul suffira à la démolir. Et comme cet accomplissement gratifiant a demandé relativement peu de temps et de peine, je n’ai vu aucune raison d’y renoncer.
Malgré ce que certains voudraient croire, on ne peut guère s’attendre à des innovations révolutionnaires de la part de ceux dont la profession est de monopoliser la scène dans les conditions sociales actuelles. Il est évident que de telles innovations ne peuvent venir que de personnes qui ont fait l’objet d’une hostilité et d’une persécution universelles, et non de celles qui reçoivent des financements publics. Plus généralement, malgré la conspiration du silence sur cette question, on peut affirmer avec confiance qu’aucune opposition réelle ne peut être menée par des individus qui deviennent même légèrement plus élevés socialement en manifestant cette opposition qu’ils ne l’auraient été en s’abstenant. Nous avons déjà l’exemple bien connu de ces fonctionnaires politiques et syndicaux florissants, toujours prêts à prolonger les doléances du prolétariat pendant mille ans encore, afin de conserver leur propre rôle de défenseur.
Pour ma part, si j’ai réussi à être aussi déplorable au cinéma, c’est parce que j’ai été beaucoup plus criminel ailleurs. Depuis le début, je me suis consacré au renversement de cette société, et j’ai agi en conséquence. J’ai pris cette position à une époque où presque tout le monde croyait que cette société méprisable (dans sa version bourgeoise ou bureaucratique) avait l’avenir le plus prometteur. Et depuis lors, je n’ai pas, comme tant d’autres, changé d’avis une ou plusieurs fois avec l’évolution des temps ; ce sont plutôt les temps qui ont changé en fonction de mes opinions. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles j’ai suscité une telle animosité de la part de mes contemporains.
Ainsi, au lieu d’ajouter un film de plus aux milliers de films banals, je préfère expliquer pourquoi je ne ferai rien de tel. Je vais remplacer les aventures frivoles typiquement racontées par le cinéma par l’examen d’un sujet important : moi-même.
On m’a parfois reproché – à tort, je crois – de faire des films difficiles. Maintenant, je vais en faire un. À ceux qui s’agacent de ne pas comprendre toutes les allusions, ou qui admettent même qu’ils n’ont aucune idée de ce que je veux dire, je répondrai simplement qu’ils doivent blâmer leur propre stérilité et leur manque d’éducation plutôt que mes méthodes ; ils ont perdu leur temps à l’université, à marchander des fragments usés de connaissances de seconde main.
En considérant l’histoire de ma vie, il est évident pour moi que je ne peux pas produire une « œuvre » cinématographique au sens habituel du terme. Je pense que le fond et la forme de la présente communication convaincront quiconque qu’il en est ainsi.
Je dois tout d’abord répudier la plus fausse des légendes, selon laquelle je serais une sorte de théoricien des révolutions. Les mesquins de l’époque actuelle semblent croire que j’ai abordé les choses par la voie de la théorie, que je suis un bâtisseur de théorie – une sorte d’architecture intellectuelle dans laquelle ils s’imaginent n’avoir qu’à s’installer dès qu’ils en connaissent l’adresse, et que, dix ans plus tard, ils pourraient même remodeler légèrement en réarrangeant quelques feuilles de papier, afin d’atteindre la perfection théorique définitive qui assurera leur salut.
Mais les théories ne sont faites que pour mourir dans la guerre du temps. Comme les unités militaires, elles doivent être envoyées au combat au bon moment ; et quels que soient leurs mérites ou leurs insuffisances, elles ne peuvent être utilisées que si elles sont disponibles au moment où l’on en a besoin. Ils doivent être remplacés car ils sont constamment rendus obsolètes – par leurs victoires décisives plus encore que par leurs défaites partielles. D’ailleurs, aucune époque vitale n’a jamais été engendrée par une théorie ; elle a commencé par un jeu, ou un conflit, ou un voyage. Ce que Jomini a dit de la guerre peut aussi être dit de la révolution : « Loin d’être une science exacte ou dogmatique, c’est un art soumis à quelques principes généraux, et plus encore, un drame passionné. »
Quelles sont les passions que nous avons, et où nous ont-elles menées ? La plupart des gens, la plupart du temps, ont une telle tendance à suivre des routines invétérées que même lorsqu’ils se proposent de révolutionner la vie de fond en comble, de faire table rase et de tout changer, ils ne voient néanmoins aucune contradiction à suivre le cursus d’études qui leur est accessible et à occuper ensuite l’un ou l’autre poste rémunéré à leur niveau de compétence (voire un peu au-dessus). C’est pourquoi ceux qui nous font part de leurs réflexions sur les révolutions s’abstiennent généralement de nous dire comment ils ont vécu.
Mais moi, qui ne suis pas ce genre de personne, je ne peux que raconter « les chevaliers et les dames, les armes et les amours, les conversations galantes et les aventures audacieuses » d’une époque unique.
D’autres peuvent définir et mesurer le cours de leur passé en fonction de leur avancement dans une carrière quelconque, ou de leur acquisition de divers types de biens, ou dans certains cas de leur accumulation d’œuvres scientifiques ou esthétiques socialement reconnues. N’ayant connu aucun cadre de référence de ce genre, je me contente de voir, lorsque je me remémore le passage de ce temps désordonné, les éléments qui l’ont constitué pour moi, ou les mots et les visages qui les évoquent – des jours et des nuits, des villes et des personnes, et, sous-jacente à tout cela, une guerre incessante.
J’ai passé ma vie dans quelques pays d’Europe, et c’est au milieu du siècle, à l’âge de dix-neuf ans, que j’ai commencé à mener une vie pleinement indépendante ; et je me suis trouvé immédiatement chez moi avec le plus mal famé des compagnons.
C’était à Paris, une ville qui était alors si belle que beaucoup de gens préféraient y être pauvres plutôt que d’être riches ailleurs.
Qui, maintenant qu’il n’en reste plus rien, pourra le comprendre, sinon ceux qui se souviennent de sa gloire ? Qui d’autre pourrait connaître les plaisirs et les fatigues que l’on éprouvait dans ces quartiers où tout est maintenant devenu si lugubre ?
« Ici se trouvait la demeure de l’ancien roi de Wu. L’herbe pousse maintenant paisiblement sur ses ruines. Là, le vaste palais des Tsin, autrefois si splendide et si redouté. Tout cela a disparu à jamais – les événements, les hommes, tout se dérobe sans cesse, comme les vagues incessantes du Yangzi qui s’évanouissent dans la mer. »
Le Paris d’alors, dans les limites de ses vingt arrondissements, n’était jamais tout à fait endormi ; une bacchanale pouvait, une nuit quelconque, passer d’un quartier à un autre, puis à un autre et encore à un autre. Ses habitants n’avaient pas encore été chassés et dispersés. Il restait un peuple qui avait barricadé ses rues et mis en déroute ses rois une douzaine de fois. Ils ne se contentaient pas de subsister grâce aux images. Quand ils vivaient dans leur propre ville, personne n’aurait osé leur faire manger ou boire des produits que la chimie de l’adultération n’avait pas encore osé inventer.
Les maisons du centre n’étaient pas encore désertées, ou revendues à des spectateurs de cinéma nés ailleurs, sous d’autres toits à poutres apparentes. Le système de marchandise moderne n’avait pas encore démontré ce que l’on peut faire d’une rue. Les urbanistes n’avaient pas encore forcé quiconque à voyager loin pour dormir.
La corruption gouvernementale n’avait pas encore obscurci le ciel clair avec le brouillard artificiel de pollution qui recouvre maintenant en permanence la circulation mécanique des choses dans cette vallée de désolation. Les arbres n’étaient pas encore morts d’asphyxie ; les étoiles n’étaient pas encore éteintes par le progrès de l’aliénation.
Les menteurs étaient au pouvoir, comme toujours ; mais le développement économique ne leur avait pas encore donné les moyens de mentir sur tout, ou de confirmer leurs mensonges en falsifiant le contenu réel de toute production. On aurait été aussi étonné alors de trouver imprimés ou construits à Paris tous les livres qui, depuis, ont été composés de ciment et d’amiante, et tous les bâtiments qui, depuis, ont été construits à partir de sophismes ennuyeux, qu’on le serait aujourd’hui de voir réapparaître soudainement un Donatello ou un Thucydide.
Musil, dans The Man Without Qualities, note qu’ »il y a des activités intellectuelles pour lesquelles un homme peut être plus fier d’écrire un bref article qu’un gros volume. Si quelqu’un découvrait, par exemple, que dans certaines circonstances jusqu’alors inobservées, les pierres étaient capables de parler, il suffirait de quelques pages pour décrire et expliquer un phénomène aussi révolutionnaire. » Je me contenterai donc de quelques mots pour annoncer que, quoi qu’on en dise, Paris n’existe plus. La destruction de Paris n’est qu’un exemple frappant de la maladie mortelle qui emporte actuellement toutes les grandes villes, et cette maladie n’est à son tour qu’un des nombreux symptômes de la décadence matérielle de cette société. Mais Paris avait plus à perdre que toute autre. C’était un bonheur d’être jeune dans cette ville quand, pour la dernière fois, elle brillait d’une flamme si intense.
Il y avait à cette époque sur la rive gauche du fleuve – on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve, ni toucher deux fois la même substance périssable – un quartier où le négatif faisait sa cour.
C’est un lieu commun que, même dans les périodes secouées par de grands changements, les personnes les plus novatrices ont du mal à se libérer de nombreuses idées dépassées et ont tendance à en conserver au moins quelques-unes, parce qu’il leur est impossible de rejeter totalement, comme fausses et sans valeur, des affirmations qui sont universellement acceptées.
Il faut cependant ajouter, quand on a l’expérience pratique de ce genre de situation, que ces difficultés cessent d’avoir de l’importance dès qu’un groupe de personnes commence à fonder son existence réelle sur un rejet délibéré de ce qui est universellement accepté, et sur une indifférence totale aux conséquences possibles.
Ceux qui s’étaient réunis dans ce quartier semblaient avoir publiquement et dès le début adopté comme unique principe d’action le secret que le Vieux de la Montagne ne divulguait, dit-on, que sur son lit de mort, au plus fidèle lieutenant parmi ses disciples fanatiques : « Rien n’est vrai, tout est permis ». Ils n’accordaient aucune importance à ceux de leurs contemporains qui n’étaient pas des leurs, et je crois qu’ils avaient raison en cela ; et s’ils se rattachaient à quelqu’un du passé, c’était Arthur Cravan, déserteur de dix-sept nations, ou peut-être aussi le bandit cultivé Lacenaire.
Dans ce cadre, l’extrémisme s’était déclaré indépendant de toute cause particulière et dédaignait de s’enliser dans un projet quelconque. Une société déjà chancelante, mais qui n’en avait pas encore conscience parce que les anciennes règles étaient encore respectées partout ailleurs, avait momentanément laissé le champ libre à cette partie de la société toujours présente mais habituellement réprimée : l’incorrigible racaille ; le sel de la terre ; des gens sincèrement prêts à mettre le feu au monde pour le faire briller.
« Article 488. L’âge de la majorité est fixé à 21 ans ; une personne de cet âge est capable de tous les actes de la vie civile. «
« Il faut créer une science des situations, qui empruntera des éléments à la psychologie, à la statistique, à l’urbanisme, à l’éthique. Ces éléments doivent être concentrés vers un but entièrement nouveau : la création consciente des situations. »
« Mais personne ne parle de Sade dans ce film. »
« L’ordre règne mais ne gouverne pas. »
« Gun Crazy. Tu te souviens. C’était comme ça. Personne n’était assez bien pour nous. Et pourtant. . . Des grêlons frappant des bannières de verre. Nous n’oublierons pas cette planète maudite. »
« Article 489. L’adulte qui est habituellement dans un état d’imbécillité ou de démence, ou qui a de fréquentes crises de rage, doit être maintenu en détention même s’il a des intervalles de lucidité. »
« Une fois de plus, après toutes les réponses intempestives et le vieillissement de la jeunesse, la nuit tombe d’en haut. »
« Comme des enfants perdus, nous vivons nos aventures inachevées. »
Un film que j’ai réalisé à l’époque, qui a naturellement indigné les esthètes les plus avancés, était ainsi du début à la fin ; et ces phrases pitoyables étaient prononcées sur un écran complètement vide, entrecoupées de passages de silence extrêmement longs pendant lesquels l’écran restait complètement noir. Certains, sans doute, voudraient croire que l’expérience ultérieure a conduit à un développement plus mûr de mes talents ou de mes intentions. Expérience de quoi – d’une amélioration de ce que j’avais déjà rejeté ? Ne me faites pas rire. Pourquoi quelqu’un qui s’est efforcé d’être si insupportable au cinéma quand il était jeune devrait-il devenir plus acceptable une fois qu’il est plus âgé ? Ce qui a été si mauvais ne peut jamais vraiment s’améliorer. On a beau dire : « En vieillissant, il a changé », il est aussi resté le même.
Bien que la population choisie de cette capitale momentanée des troubles comprenait un certain nombre de voleurs et, à l’occasion, quelques meurtriers, notre vie se caractérisait avant tout par une prodigieuse inactivité ; et de tous les crimes et délits dénoncés là par les autorités, c’est cela qui était ressenti comme le plus menaçant.
C’était le meilleur labyrinthe possible pour piéger les visiteurs. Ceux qui s’y attardaient deux ou trois jours n’en repartaient jamais, du moins pas avant qu’il n’ait cessé d’exister, mais la majorité d’entre eux avaient déjà vu la fin de leurs trop nombreuses années. Personne ne quittait ces quelques rues et tables où le « plus haut des temps » avait été découvert.
Tout le monde s’enorgueillissait d’avoir soutenu un défi aussi magnifiquement désastreux ; et en fait, je ne crois pas qu’aucun de ceux qui passèrent par là n’ait jamais acquis la moindre réputation honnête au monde.
Chacun de nous buvait chaque jour plus de boissons que le nombre de mensonges proférés par un syndicat pendant toute une grève sauvage. Des bandes de policiers, guidées par de nombreux informateurs, lançaient constamment des raids sous toutes sortes de prétextes – le plus souvent à la recherche de drogue ou de filles de moins de dix-huit ans. Je ne pouvais m’empêcher de me souvenir des charmants hooligans et des jeunes femmes fières que je fréquentais dans ces repaires louches lorsque, bien plus tard – les années ayant passé comme nos nuits d’alors, sans le moindre renoncement – j’ai entendu une chanson chantée par les prisonniers en Italie : « C’est là que tu trouves ces jeunes filles qui te donnent tout, d’abord le bonjour, puis la main… ». Il y a une cloche dans la Via Filangieri ; chaque fois qu’elle sonne, quelqu’un a été condamné. . . . La fleur de la jeunesse meurt en prison ».
Bien qu’ils méprisaient toutes les illusions idéologiques et qu’ils étaient tout à fait indifférents à ce qui pourrait leur donner raison plus tard, ces réprouvés n’avaient pas dédaigné de déclarer ouvertement ce qui allait arriver. Mettre fin à l’art, annoncer au beau milieu d’une cathédrale que Dieu est mort, comploter pour faire sauter la Tour Eiffel, tels étaient les petits scandales auxquels se livraient sporadiquement ceux dont le mode de vie actuel était un si grand scandale. Ils se demandaient pourquoi certaines révolutions avaient échoué, si le prolétariat existait vraiment et, si oui, ce qu’il pouvait être.
Quand je parle de ces gens, j’ai peut-être l’impression de me moquer d’eux, mais il n’en est rien. J’ai bu leur vin et je leur reste fidèle. Et je ne crois pas que tout ce que j’ai fait depuis lors m’ait rendu meilleur en quoi que ce soit qu’ils l’étaient alors.
Compte tenu des forces écrasantes de l’habitude et de la loi, qui nous poussaient continuellement à nous disperser, aucun d’entre nous ne pouvait être sûr d’être encore là à la fin de la semaine. Pourtant, tout ce que nous aurions jamais aimé était là. Le temps brûlait plus intensément qu’ailleurs, et s’épuiserait bientôt. Nous avons senti la terre trembler.
Le suicide en a emporté beaucoup. « L’alcool et le diable ont fait pour le reste », comme le dit une chanson.
À mi-chemin du voyage de la vie réelle, nous nous sommes retrouvés entourés d’une sombre mélancolie, reflétée par tant de plaisanteries tristes dans les cafés de la jeunesse perdue.
« Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel ; On s’amuse avec nous sur l’échiquier del’Etre, Et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du Néant. »
« Combien d’âges encore cette scène grandiose sera-t-elle jouée, dans des états à naître et des accents encore inconnus ! »
« Qu’est-ce que l’écriture ? Le gardien de l’histoire. . . . Qu’est-ce que l’homme ? Un esclave de la mort, un voyageur de passage, un hôte sur terre. . . . Qu’est-ce que l’amitié ? L’égalité des amis. »
« Bernard, qu’attendez-vous du monde ? Y vois-tu quelque chose qui puisse te satisfaire ? . . . Elle disparaît, fuyant comme un fantôme qui, après nous avoir procuré une sorte de contentement pendant qu’il restait avec nous, ne laisse dans son sillage que de l’inquiétude. . . . Bernard, Bernard, disait-il, cette verte jeunesse ne durera pas toujours. »
Mais rien n’exprime mieux ce présent inquiet et sans issue que cette phrase ancienne qui se retourne complètement sur elle-même, se construisant lettre par lettre comme un labyrinthe inéluctable, unissant ainsi parfaitement la forme et le contenu de la perdition : In girum imus nocte et consumimur igni. Nous nous tournons dans la nuit, consumés par le feu.
« Une génération passe, une autre vient, mais la terre demeure à jamais. Le soleil se lève, et le soleil se couche, et il se hâte vers le lieu où il s’est levé. . . . Tous les fleuves se jettent dans la mer, et la mer n’est pas pleine ; les fleuves retournent au lieu d’où ils viennent. . . . A toute chose il y a une saison, et un temps pour toute chose sous les cieux. Il y a un temps pour tuer et un temps pour guérir ; un temps pour détruire et un temps pour construire ; un temps pour déchirer et un temps pour coudre ; un temps pour se taire et un temps pour parler. . . . Mieux vaut voir ce que l’on désire que de souhaiter ce que l’on ne connaît pas : cela aussi est vanité et contrariété d’esprit. . . . A quoi sert à l’homme de chercher ce qui est au-dessus de lui, lui qui ne sait pas ce qui est bon pour lui pendant ses jours sur la terre, pendant le temps qui passe comme une ombre ? ».
« Non, traversons la rivière et reposons-nous à l’ombre de ces arbres. »
C’est là que nous avons acquis cette dureté qui nous accompagne tous les jours de notre vie, et qui a permis à plusieurs d’entre nous de rester si allègrement en guerre avec le monde entier. Quant à moi, je soupçonne que les circonstances de cette époque ont été l’apprentissage qui m’a permis de traverser si instinctivement la chaîne d’événements qui a suivi, avec tant de violence et tant de ruptures, et où tant de gens ont été si maltraités – traversant toutes ces années comme si j’avais un couteau à la main.
Peut-être n’aurions-nous pas été aussi impitoyables si nous avions trouvé un projet déjà initié qui semblait mériter notre soutien. Mais un tel projet n’existait pas. La seule cause que nous soutenions, nous devions la définir et la lancer nous-mêmes. Il n’y avait rien au-dessus de nous que nous puissions respecter.
Pour quelqu’un qui pense et agit de cette manière, il ne sert à rien d’écouter un instant de trop ceux qui trouvent quelque chose de bon, ou même simplement quelque chose de tolérable, dans les conditions actuelles ; ni ceux qui s’écartent du chemin qu’ils semblaient avoir l’intention de suivre ; ni même, dans certains cas, ceux qui ne comprennent tout simplement pas assez vite. D’autres personnes, des années plus tard, ont commencé à prôner la révolution de la vie quotidienne avec leurs voix timides ou leurs stylos prostitués – mais à distance et avec la calme assurance de l’observation astronomique. Mais celui qui a pris part à une telle entreprise, et qui a échappé aux catastrophes fulgurantes qui l’accompagnent ou la suivent, n’est pas dans une position aussi facile. La chaleur et les frissons d’une telle époque ne vous quittent jamais. Vous devez découvrir comment vivre les jours à venir d’une manière digne d’un si beau début. Vous voulez prolonger cette première expérience de l’illégalité.
C’est ainsi que, petit à petit, s’est embrasée une nouvelle ère de conflagrations, dont aucun de nous, vivant en ce moment, ne verra la fin. L’obéissance est morte. Il est merveilleux de constater que des perturbations provenant d’un petit quartier modeste et éphémère ont fini par ébranler l’ordre mondial tout entier. (De telles méthodes n’ébranleraient évidemment jamais rien dans une société harmonieuse et capable de contrôler toutes ses forces ; mais il est maintenant évident que notre société était tout le contraire).
Quant à moi, je n’ai jamais regretté ce que j’ai fait ; et étant ce que je suis, je dois avouer que je reste totalement incapable d’imaginer comment j’aurais pu faire quelque chose différemment.
Malgré la dureté de la première phase du conflit, notre camp avait tendance à adopter une position statique, purement défensive. Notre expérimentation spontanée n’était pas suffisamment consciente d’elle-même ; et comme elle était principalement confinée à sa localité particulière, nous avions également tendance à négliger les importantes possibilités de subversion dans le monde apparemment hostile qui nous entourait. Lorsque nous avons vu que nos défenses étaient submergées et que certains de nos camarades commençaient à faiblir, quelques-uns d’entre nous ont estimé que nous devions prendre l’offensive : qu’au lieu de nous retrancher dans la forteresse palpitante d’un moment, nous devions sortir au grand jour, faire une sortie, puis tenir bon et nous consacrer tout simplement à la destruction totale de ce monde hostile – afin de le reconstruire, si possible, sur d’autres bases. Il y avait eu des précédents, mais ils avaient été oubliés. Nous devions découvrir où menait le cours des choses, et le réfuter si minutieusement qu’il serait finalement contraint de changer de direction pour s’aligner sur nos propres goûts. Comme le fait remarquer Clausewitz de manière amusante, « Celui qui a du génie doit s’en servir – c’est l’une des règles du jeu ». Et Baltasar Gracián : « Vous devez traverser les chemins du temps pour atteindre le point d’opportunité. »
Mais pourrai-je jamais oublier celui que je vois partout dans le plus grand moment de nos aventures – celui qui, en ces jours incertains, a ouvert une nouvelle voie et a avancé si rapidement, en choisissant ceux qui l’accompagneraient ? Personne d’autre n’a été son égal cette année-là. On aurait presque pu dire qu’il a transformé les villes et la vie simplement en les regardant. En une seule année, il a découvert assez de matière pour un siècle de demandes ; les profondeurs et les mystères de l’espace urbain étaient sa conquête.
Les pouvoirs en place, avec leurs pitoyables informations falsifiées qui les induisent en erreur presque autant qu’elles déconcertent leurs administrés, n’ont pas encore réalisé combien le passage rapide de cet homme leur a coûté. Mais quelle importance ? Les noms des naufrageurs ne sont écrits que dans l’eau.
Ce n’est pas dans les livres que nous avons cherché la formule pour renverser le monde, mais dans l’errance. Une dérive incessante pendant des jours et des jours, dont aucun ne ressemble à celui d’avant. Rencontres étonnantes, obstacles remarquables, trahisons grandioses, enchantements périlleux, rien ne manquait à cette quête d’un Graal différent, plus sinistre, que personne d’autre n’avait jamais cherché. Et puis, un jour de malchance, le meilleur joueur d’entre nous s’est perdu dans les forêts de la folie. – Mais il n’y a pas de plus grande folie que l’organisation actuelle de la vie.
Avons-nous finalement trouvé l’objet de notre quête ? Il y a lieu de croire que nous en avons eu au moins un aperçu fugitif ; car il est indéniable que, dès lors, nous nous sommes trouvés capables de comprendre la vie fausse à la lumière de la vie vraie, et dotés d’un bien étrange pouvoir de séduction : car personne, depuis lors, ne s’est jamais approché de nous sans vouloir nous suivre. Nous avions redécouvert le secret de diviser ce qui était uni. Nous ne sommes pas passés à la télévision pour annoncer nos découvertes. Nous n’avons pas cherché à obtenir des subventions de fondations universitaires ou des éloges des intellectuels des journaux. Nous avons apporté de l’huile sur le feu.
C’est ainsi que nous nous sommes engagés irrévocablement dans le parti du diable – le « mal historique » qui conduit les conditions existantes à leur destruction, le « mauvais côté » qui fait l’histoire en sapant toute satisfaction établie.
Ceux qui n’ont pas encore commencé à vivre mais qui se réservent pour des temps meilleurs, et qui ont donc une telle horreur de vieillir, n’attendent rien de moins qu’un paradis permanent. Certains d’entre eux situent ce paradis dans une révolution totale, d’autres dans une promotion professionnelle, certains même dans les deux à la fois. Dans les deux cas, ils attendent d’accéder à ce qu’ils ont contemplé dans l’imagerie inversée du spectacle : une unité heureuse, éternellement présente. Mais ceux qui ont choisi de frapper avec le temps savent que le temps qui est leur arme est aussi leur maître. Et ils ne peuvent guère s’en plaindre, car il est un maître encore plus sévère pour ceux qui n’ont pas d’armes. Si vous ne vous alignez pas sur la clarté trompeuse de ce monde à l’envers, vous êtes considéré, du moins par ceux qui croient en ce monde, comme une légende controversée, un fantôme invisible et malveillant, un prince des ténèbres pervers. Ce qui est en fait un beau titre – plus honorable que n’importe quel système actuel d’illumination par les projecteurs est capable de conférer.
Nous sommes donc devenus les émissaires du Prince de la Division – « celui qui a été lésé » – et avons entrepris de pousser au désespoir ceux qui s’identifiaient à l’humanité.
Dans les années qui suivirent, des personnes de vingt pays entrèrent dans cette obscure conspiration aux exigences sans limites. Que de voyages précipités ! Combien de longues disputes ! Combien de réunions clandestines dans tous les ports d’Europe !
C’est ainsi qu’a été élaboré un programme destiné à saper la crédibilité de toute l’organisation de la vie sociale. Les classes et les spécialisations, le travail et les loisirs, les marchandises et l’urbanisme, l’idéologie et l’État – nous avons montré que tout cela devait être mis au rebut. Et ce programme ne promettait rien d’autre qu’une autonomie sans règles ni restrictions. Ces perspectives ont maintenant été largement adoptées, et partout les gens se battent pour ou contre elles. Mais à l’époque, elles auraient certainement paru délirantes, si le comportement du capitalisme moderne n’avait pas été encore plus délirant.
Il y avait bien quelques individus qui étaient en accord plus ou moins pratique avec l’une ou l’autre de nos critiques ; mais il n’y avait personne qui les reconnaissait toutes, et encore moins qui était capable de les articuler et de les développer en pratique. C’est pourquoi aucune autre entreprise révolutionnaire de cette période n’a eu la moindre influence sur la transformation du monde.
Nos agitateurs ont diffusé des idées qu’une société de classe ne peut pas digérer. Les intellectuels au service du système – eux-mêmes encore plus manifestement en déclin que le système lui-même – étudient maintenant prudemment ces poisons dans l’espoir de découvrir quelques antidotes ; mais ils n’y parviendront pas. Ils s’efforçaient tout autant de les ignorer – mais tout aussi vainement, tant est grand le pouvoir d’une vérité dite en son temps.
Alors que nos intrigues séditieuses se répandaient à travers l’Europe et commençaient même à atteindre d’autres continents, Paris, où l’on pouvait si facilement passer inaperçu, était encore au cœur de tous nos voyages, le plus fréquenté de nos lieux de rencontre. Mais ses paysages étaient ruinés, tout se dégradait, tout tombait en ruine.
Et pourtant, le soleil couchant de cette ville laissait, par endroits, quelques lueurs de lumière tandis que nous regardions s’estomper ses derniers jours, nous retrouvant dans un environnement qui serait bientôt balayé, enchantés par des beautés qui ne reviendront jamais. Nous devrions bientôt la quitter – cette ville qui pour nous était si libre mais qui allait tomber complètement entre les mains de nos ennemis. Leur loi aveugle s’appliquait déjà sans relâche, reconstruisant tout à leur image comme un cimetière : « Ô misère ! Ô chagrin ! Paris tremble. »
Il nous faudrait la quitter, mais non sans avoir tenté de nous en emparer par la force brutale ; il nous faudrait enfin l’abandonner, après avoir abandonné tant d’autres choses, pour suivre la route déterminée par les nécessités de notre étrange guerre, qui nous a conduits jusqu’ici.
Car notre but n’était autre que de provoquer une division pratique et publique entre ceux qui veulent encore le monde existant et ceux qui décideront de le rejeter.
D’autres époques ont eu leurs propres grands conflits, des conflits qu’elles n’ont pas choisis mais qui ont néanmoins obligé les gens à choisir leur camp. De tels conflits dominent des générations entières, fondant ou détruisant des empires et leurs cultures. La mission est de prendre Troie – ou de la défendre. Il y a une certaine ressemblance entre ces moments où les gens sont sur le point de se séparer en camps opposés, pour ne plus jamais se revoir.
C’est un moment magnifique où un assaut contre l’ordre mondial est mis en branle.
Dès le début, presque imperceptible, on sait déjà que, quoi qu’il arrive, très vite, rien ne sera plus jamais comme avant.
La charge commence lentement, s’accélère, passe le point de non-retour et se heurte irrémédiablement à ce qui semblait inattaquable : le rempart si solide et si bien défendu, mais qui est aussi destiné à être ébranlé et jeté dans le désordre.
C’est ce que nous avons fait, en sortant de la nuit, en levant à nouveau la bannière de la « bonne vieille cause » et en avançant sous le feu des canons du temps.
En cours de route, beaucoup d’entre nous sont morts ou ont été faits prisonniers ; beaucoup d’autres ont été blessés et définitivement mis hors de combat ; et certains éléments se sont même laissés glisser à l’arrière par manque de courage ; mais je crois pouvoir dire que notre formation dans son ensemble n’a jamais dévié de sa ligne jusqu’à ce qu’elle plonge au cœur même de la destruction.
Je n’ai jamais bien compris ceux qui m’ont si souvent reproché d’avoir gaspillé cette belle troupe dans un assaut insensé, peut-être même par une sorte de complaisance néronienne. J’admets que c’est moi qui ai choisi le moment et la direction de l’attaque, et j’assume donc l’entière responsabilité de tout ce qui s’est passé. Mais à quoi s’attendaient ces critiques ?
Devions-nous nous abstenir de combattre un ennemi qui était déjà en mouvement contre nous ? Et ne me suis-je pas toujours placé plusieurs pas en avant de la ligne de front ? Ceux qui ne passent jamais à l’action voudraient croire que l’on peut déterminer librement la qualité de ses compagnons de combat, le moment et le lieu où l’on peut porter un coup imparable et définitif. Mais en réalité, il faut agir avec ce que l’on a sous la main, en lançant une attaque soudaine sur l’une ou l’autre position attaquable de manière réaliste dès que l’on voit une occasion favorable ; sinon, on s’efface sans avoir rien fait. Le stratège Sun Tzu a reconnu il y a longtemps que « l’avantage et le danger sont tous deux inhérents à la manœuvre ». Et Clausewitz note que « dans la guerre, aucun camp n’est jamais certain de la situation de l’autre. Il faut s’habituer à agir en fonction de probabilités générales ; c’est une illusion d’attendre le moment où l’on sera parfaitement au courant de tout ». Malgré les fantasmes des spectateurs de l’histoire qui tentent de s’ériger en stratèges et qui voient tout du point de vue de Sirius, la théorie la plus sublime ne peut jamais garantir un événement. Au contraire, c’est le déroulement d’un événement qui peut vérifier ou non une théorie. Il faut prendre des risques, et payer d’avance pour voir ce qui va se passer.
D’autres spectateurs tout aussi distants mais moins nobles, ayant vu la fin de cette attaque mais pas son début, n’ont pas tenu compte des différences entre les deux étapes, et ont décelé quelques défauts dans l’alignement de nos rangs et conclu qu’à ce stade, nos uniformes n’étaient plus impeccablement égalitaires. Je pense que cela peut être attribué au feu ennemi qui nous avait pilonné pendant si longtemps. Lorsqu’une lutte approche de son point culminant, il devient plus important de juger le résultat que le comportement. A écouter ceux qui semblent se plaindre que la bataille a été commencée sans les attendre, le résultat principal a été le fait qu’une avant-garde a été sacrifiée et complètement pulvérisée dans la collision. À mon avis, c’était précisément son but.
Les avant-gardes n’ont qu’un temps, et la meilleure chose qui puisse leur arriver est d’avoir animé leur temps sans le dépasser. Après eux, les opérations se déplacent sur un terrain plus vaste. On a vu trop souvent de telles troupes d’élite, après avoir accompli quelque vaillant exploit, rester sur place pour parader avec leurs médailles, puis se retourner contre la cause qu’elles soutenaient auparavant. Rien de tel n’est à craindre de la part de ceux dont l’attaque les a portés jusqu’au point de dissolution.
Je me demande ce que certains avaient espéré de plus. Le particulier s’épuise à combattre. Un projet historique ne peut guère espérer préserver une jeunesse éternelle, à l’abri de tous les coups.
Les objections sentimentales sont aussi vaines que les arguties pseudo-stratégiques. « Pourtant, tes os se décomposeront, enterrés dans les champs de Troie, ta mission non remplie. »
Sur un champ de bataille, le roi Frédéric II de Prusse a réprimandé un jeune officier hésitant : « Chien ! Espérais-tu vivre éternellement ? » Et Sarpédon dit à Glaukos, dans le douzième livre de l’Iliade : « Mon ami, si toi et moi pouvions échapper à cette bataille et vivre éternellement, sans âge et immortel, moi-même je ne combattrais plus jamais. . . . Mais mille morts nous entourent et aucun homme ne peut y échapper. Alors allons-y pour l’attaque. »
Quand la fumée se dissipe, beaucoup de choses semblent avoir changé. Une époque s’est écoulée. Ne demandez pas maintenant à quoi servaient nos armes : elles restent dans la gorge du système de mensonges qui règne. Son air d’innocence ne reviendra jamais.
Après cette splendide dispersion, j’ai compris que je devais rapidement me soustraire à une notoriété qui menaçait de devenir beaucoup trop voyante. Il est bien connu que cette société signe une sorte de traité de paix avec ses ennemis les plus déclarés en leur accordant une place dans son spectacle. Je suis, en effet, le seul individu actuel ayant une notoriété négative ou souterraine qu’elle n’ait pas réussi à faire figurer sur cette scène du renoncement.
Les difficultés ne s’arrêtent pas là. Il me répugnerait tout autant de devenir une autorité au sein de l’opposition à cette société que d’en être une au sein de cette société elle-même, ce qui n’est pas peu dire. J’ai donc refusé de prendre la tête de toutes sortes d’entreprises subversives dans plusieurs régions différentes, toutes plus antihiérarchiques les unes que les autres, mais dont le commandement m’était néanmoins proposé en raison de mon talent et de mon expérience en la matière. Je voulais montrer qu’il est possible de remporter des succès historiques tout en restant aussi pauvre en pouvoir et en prestige qu’auparavant (ce que j’ai eu sur un plan purement personnel depuis le début m’a toujours suffi).
J’ai également refusé de polémiquer sur mille détails avec les nombreux interprètes et coopteurs de ce qui a déjà été fait. Je n’avais aucun intérêt à décerner des diplômes dans une sorte d’orthodoxie fantasmée, ni à juger parmi diverses ambitions naïves qui s’effondreraient bien assez tôt d’elles-mêmes. Ces personnes ignoraient que le temps n’attend pas, que les bonnes intentions ne suffisent pas et que rien ne peut être acquis ou retenu d’un passé qui ne peut plus être rectifié. Le mouvement de fond qui portera nos luttes historiques jusqu’au bout reste le seul juge du passé – dans la mesure où ce mouvement continue à agir en son temps. J’ai géré les choses de manière à empêcher toute pseudo-continuation de falsifier l’histoire de nos opérations. Ceux qui finiront par faire mieux seront qualifiés pour commenter leurs prédécesseurs, et leurs commentaires ne passeront pas inaperçus.
J’ai trouvé des moyens d’intervenir de plus loin, tout en étant conscient que, comme toujours, la majorité des observateurs auraient largement préféré que je me taise. Je me suis longtemps efforcé de maintenir une existence obscure et insaisissable, ce qui m’a permis de développer davantage mes expériences stratégiques, qui avaient déjà si bien commencé. Comme l’a dit un jour quelqu’un de compétent, c’est un domaine dans lequel personne ne peut jamais devenir expert. Les résultats de ces investigations – et c’est la seule bonne nouvelle de la présente communication – ne seront pas présentés sous forme cinématographique.
Mais toutes les idées sont inévitablement vaines lorsque la grandeur ne peut plus être trouvée dans l’existence de chaque jour – les œuvres complètes des penseurs élevés en chenil commercialisées à ce stade de décomposition des marchandises ne peuvent dissimuler le goût du fourrage sur lequel elles ont été élevées. C’est pourquoi j’ai passé ces années à vivre dans un pays où j’étais peu connu. La disposition spatiale de l’une des meilleures villes qui aient jamais existé, la compagnie de certaines personnes, et ce que nous faisions de notre temps – tout cela formait une scène semblable aux plus heureuses réjouissances de ma jeunesse.
Je n’ai cherché nulle part une société pacifique – ce qui est heureux, car je n’en ai jamais trouvé. On me calomnie beaucoup en Italie, où l’on dit que je suis un terroriste. Mais je suis tout à fait indifférent aux accusations les plus diverses parce que c’est mon lot de les provoquer partout où je suis passé, et parce que je sais pourquoi. La seule chose qui m’importe est ce qui m’a captivé dans ce pays et ce que je n’aurais pas pu trouver ailleurs.
Je la revois, elle qui était comme une étrangère dans sa propre ville. (« Chacun de nous est citoyen de la seule vraie ville ; mais dans votre sens, je suis celle qui a passé son exil terrestre en Italie »). Je revois « les rives de l’Arno, pleines d’adieux ».
Et moi aussi, comme tant d’autres, j’ai été banni de Florence.
En tout cas, on traverse une époque comme on passe le promontoire de la Dogana, c’est-à-dire assez vite.
Au début, quand on s’en approche, on ne le remarque pas. Puis on le découvre en le frôlant, et on ne peut que reconnaître qu’il a été conçu pour être vu de cette façon et d’aucune autre. Mais déjà nous passons le cap, nous le laissons derrière nous, et nous nous dirigeons vers des eaux inconnues.
« Quand nous étions jeunes, nous allions chez un maître, et nous nous enorgueillissions d’une argumentation savante. Mais à quoi tout cela a-t-il mené en fin de compte ? Nous sommes sortis comme l’eau et nous sommes partis comme le vent. »
En l’espace de vingt ans, on ne peut vraiment vivre que dans un petit nombre de maisons. Les miennes ont toutes été pauvres, mais elles ont toujours été bien situées. On y admettait ceux qui le méritaient ; les autres étaient refoulés à la porte. La liberté n’avait alors que peu d’autres refuges de ce genre.
« Où sont ces joyeux compagnons du temps passé ? » Ceux-là sont morts ; un autre a vécu encore plus vite, jusqu’à ce que les portes de fer de la folie se referment.
La sensation du temps qui passe a toujours été vive pour moi, et j’ai été attiré par elle comme d’autres sont attirés par les hauteurs vertigineuses ou par l’eau. En ce sens, j’ai aimé mon époque, qui a vu la fin de toute sécurité existante et la dissolution de tout ce qui était socialement ordonné. Ce sont des plaisirs que la pratique du plus grand art ne m’aurait pas procurés.
Quant à ce que nous avons fait, comment évaluer le résultat actuel ? Le paysage que nous traversons actuellement a été dévasté par une guerre que cette société mène contre elle-même, contre ses propres potentialités. L’enlaidissement de tout était probablement un prix inévitable du conflit. Si nous avons commencé à gagner, c’est parce que l’ennemi a poussé ses erreurs très loin.
La question la plus fondamentale de cette guerre, pour laquelle tant d’explications fallacieuses ont été données, est qu’il ne s’agit plus d’une lutte entre le conservatisme et le changement, mais d’une lutte pour savoir quel type de changement ce sera. Nous, plus que quiconque, avons été le peuple du changement dans une époque changeante. Les propriétaires de la société, pour maintenir leur position, étaient obligés de s’efforcer de réaliser un changement qui était à l’opposé du nôtre. Nous voulions tout reconstruire et eux aussi, mais dans des directions diamétralement opposées. Ce qu’ils ont fait est une démonstration négative suffisante de la nature de notre propre projet. Leurs immenses travaux ne les ont conduits qu’à cette corruption. Leur haine de la dialectique les a conduits à ce cloaque.
Il nous fallait détruire (et nous avions de bonnes armes pour le faire) toute illusion de dialogue entre ces perspectives antagonistes. Alors les faits parleraient d’eux-mêmes. Ils l’ont fait.
C’est devenu ingouvernable, ce terrain vague où de nouvelles souffrances sont déguisées au nom des anciens plaisirs et où les gens ont tellement peur. Ils se transforment dans la nuit, consumés par le feu. Ils se réveillent en sursaut et cherchent la vie à tâtons. Et le bruit court que ceux qui ont exproprié cette vie ont fini par la perdre eux-mêmes.
Cette civilisation est en feu, elle chavire et coule. Quel splendide torpillage !
Et qu’est-ce que je suis devenu dans cet effroyable effondrement, dans ce naufrage que je crois nécessaire, et pour lequel on peut même dire que j’ai travaillé, puisqu’il est certainement vrai que j’ai évité de travailler à autre chose ?
Pourrais-je appliquer à ce point de ma propre histoire ce qu’un poète de l’époque T’ang a écrit – « On Parting from a Traveling Companion » ?
« Descendant de mon cheval, je lui offris le vin d’adieu et lui demandai le but de son voyage. Il me répondit : ‘Je n’ai pas réussi dans les affaires du monde, aussi je retourne dans les montagnes du sud pour chercher le repos’. «
Mais non, je vois très bien que pour moi il n’y aura pas de repos ; d’abord parce que personne ne me fait l’honneur de penser que je n’ai pas réussi dans les affaires du monde. Mais heureusement, personne ne pourra dire non plus que j’ai réussi dans ces affaires. Force est donc de constater qu’il n’y a eu ni succès ni échec pour Guy Debord et ses extravagantes prétentions.
C’est déjà à l’aube de cette journée épuisante que nous voyons s’achever que le jeune Marx écrivait à Ruge : « Vous ne pouvez pas prétendre que j’ai une trop haute opinion du temps présent. Si je ne désespère pas d’elle, c’est parce que sa situation désespérée me remplit d’espoir. »
Préparer une époque pour un voyage dans les eaux froides de l’histoire n’a en rien atténué ces passions dont j’ai présenté de si beaux et si tristes exemples.
Comme ces dernières réflexions sur la violence continuent de le démontrer, il n’y aura pour moi ni retour en arrière ni réconciliation.
La conversion des démocraties représentatives de l’Occident à un despotisme tout à fait nouveau a pris, à cause du virus, la figure juridique de la « force majeure » (en jurisprudence la force majeure est, comme on sait, un cas d’exonération de la responsabilité). Et donc le nouveau virus est, en même temps, le catalyseur de l’événement et l’élément de distraction des masses par la peur [1].
Pour autant d’hypothèses que j’avais émises depuis mon livre Du Terrorisme et de l’Etat (1979) sur la manière dont cette conversion, à mes yeux inéluctable, de la démocratie formelle au despotisme réel se serait faite, j’avoue que je n’avais pas imaginé qu’elle puisse advenir sous prétexte d’un virus. Et pourtant les voies du Seigneur sont vraiment infinies. Et aussi celles de l’astuce de la raison hégélienne.
La seule référence, on peut le dire, aussi prophétique qu’inquiétante, est celle que j’ai trouvé dans un article que Jacques Attali, ancien patron de la banque BERD, avait écrit dans L’Express pendant l’épidémie de 2009 :
« Si l’épidémie est un peu plus grave, ce qui est possible, puisqu’elle est transmissible par l’homme, elle aura des conséquences véritablement planétaires : économiques (les modèles laissent à penser que cela pourrait entraîner une perte de 3 trillions de dollars, soit une baisse de 5 % du PIB mondial) et politiques (en raison des risques de contagion…) On devra, pour cela, mettre en place une police mondiale, un stockage mondial et donc une fiscalité mondiale. On en viendra alors, beaucoup plus vite que ne l’aurait permis la seule raison économique, à mettre en place les bases d’un véritable gouvernement mondial. » [2]
…
La pandémie était donc envisagée : combien de simulations avaient été faites par les grandes compagnies d’assurances ! Et par les services de protection des Etats. Encore il y a quelques jours, l’ancien premier ministre britannique Gordon Brown retournait sur la nécessité d’un gouvernement mondial : « Gordon Brown a exhorté les dirigeants mondiaux à créer une forme temporaire de gouvernement mondial pour faire face aux deux crises médicales et économiques causées par la pandémie de Covid-19. » [3]
…
Il faut à peine ajouter qu’une telle occasion puisse être saisie ou créée, ne change pas grande chose à l’affaire. Une fois que l’intention est là, et la stratégie dessinée, il suffit d’avoir le prétexte, et puis d’agir en conséquence. Personne, parmi les chefs d’Etat, n’a été pris au dépourvu, sinon au tout début, par la sottise de tel ou tel autre. Après, de Giuseppe Conte à Orban, de Johnson à Trump, etc., tous ces politiciens, aussi rustres qu’ils soient, ont vite compris ce que le virus les autorisait à faire des vieilles constitutions, règles et lois. L’état de nécessité pardonne toute illégalité.
Une fois que le terrorisme, dont on conviendra qu’on en a un peu trop abusé, avait épuisé la plupart de ses potentialités, si bien expérimentées partout dans les quinze premières années du nouveau siècle, le moment est venu de passer à l’étape suivante, ainsi que je l’annonçais depuis 2011, dans mon texte Du Terrorisme au Despotisme.
D’ailleurs l’approche contre insurrectionnelle qu’a pris tout de suite et partout ce qu’on appelle bien improprement la ’guerre contre le virus’, confirme l’intention que sous tendent les opérations « humanitaires » de cette guerre, qui n’est pas contre le virus, mais bien contre toutes les règles, les droits, les garanties, les institutions et les peuples du vieux monde : je parle du monde et des institutions qui ont été mis en place depuis la Révolution française, et qui disparaissent maintenant sous nos yeux en quelques mois, aussi vite qu’avait disparu l’Union Soviétique. L’épidémie finira, mais pas toutes les mesures, possibilités et conséquences qu’elle a déclenchées et qu’on est en train d’expérimenter. Nous accouchons d’un nouveau monde dans la douleur.
Nous assistons donc à la décomposition età la fin d’un monde et d’une civilisation, celle de la démocratie bourgeoise avec ses Parlements, ses droits, ses pouvoirs et contre-pouvoirs désormais parfaitement inutiles, car les lois et les mesures coercitives sont dictées par l’exécutif, sans être ratifiés par les Parlements immédiatement, et où le pouvoir judiciaire, ainsi que celui de la libre opinion perd même toute apparence d’indépendance, donc leur fonction de contrepoids.
On habitue ainsi brusquement et traumatiquement les peuples (comme établi par Machiavel, ’le mal doit se faire tout à la fois, afin que ceux à qui on le fait n’aient pas le temps de le savourer’) : le citoyen ayant déjà disparu depuis longtemps au profit du consommateur, ce dernier se voit maintenant réduit au rôle de simple patient, sur lequel on a le droit de vie et de mort, auquel on peut administrer n’importe quel traitement, ou même décider de le supprimer, d’après son âge (productif ou improductif), ou d’après n’importe quel autre critère décidé arbitrairement et sans appel, à la discrétion du soignant, ou d’autres. Une fois emprisonné chez lui, ou à l’hôpital, que peut-il faire contre la coercition, les abus, l’arbitraire ?
La charte constitutionnelle étant suspendue, par exemple en Italie, sans soulever la moindre objection, pas même par le ’garant’ des institutions, le président Mattarella. Les sujets, devenus des simples monades anonymes et isolées, n’ont plus aucune ’égalité’ à faire valoir ni de droits à revendiquer. Le droit lui-même ne sera plus normatif, mais devient déjà discrétionnaire, comme la vie et la mort. On a vu que, sous prétexte de coronavirus, en Italie on peut tuer de suite et impunément 13 ou 14 prisonniers désarmés, dont on ne se soucie même pas de donner les noms, ni les crimes, ni les circonstances, et personne ne s’en émeut. On fait mieux encore que les allemands dans la prison de Stammheim. Au moins pour nos crimes, ils devraient nous admirer !
On ne discute plus de rien, sauf d’argent. Et un Etat comme l’italien en est réduit à mendier au sinistre et illégitime Eurogroupe les capitaux nécessaires à la transformation de la forme démocratique à la forme despotique. Ce même Eurogroupe qui en 2015 voulut férocement exproprier tout le patrimoine public grec, y compris le Parthénon, et le conférer à un fond placé au Luxembourg, sous contrôle allemand : même Der Spiegel définit alors les diktats de l’Eurogroupe comme ’un catalogue des atrocités’ pour mortifier la Grèce, et Ambrose Evans-Pritchard, dans le Telegraph, a écrit que si on voulait dater la fin du projet européen, c’était bien à cette date là. Voilà que maintenant la chose est faite. Il ne reste plus que l’Euro, et bien provisoirement encore.
Le néo-libéralisme n’a pas eu affaire aux anciennes luttes des classes, il n’en a même pas la mémoire, il croit les avoir effacées même du dictionnaire. Il se croit encore tout-puissant ; ce qui ne signifie pas qu’il ne les craigne pas : puisqu’il sait bien tout ce qu’il se prépare à infliger aux peuples. Il est évident que les gens vont bientôt avoir faim ; il est évident que les chômeurs seront foule ; il est évident que les gens qui travaillent au noir (4 millions en Italie) n’auront aucun soutien. Et ceux qui ont un travail précaire, et n’ont rien à perdre, commenceront des luttes et des sabotages. Cela explique pourquoi la stratégie de réponse à la pandémie est avant tout une stratégie de contre-insurrection. On va en voir de belles en Amérique. Les camps de la FEMA se rempliront bientôt.
Le nouveau despotisme a donc au moins deux raisons fortes pour s’imposer en Occident : l’une est pour faire face à la subversion intérieure qu’il provoque et attend ; et l’autre pour se préparer à la guerre extérieure contre l’ennemi désigné, qui est aussi le plus ancien despotisme de l’histoire, auquel on n’a rien à apprendre depuis Le livre du Prince Shang (IV siècle av. J.-C.) — livre que tous les stratèges occidentaux devront se dépêcher de lire, avec la plus haute attention. Si on a décidé d’attaquer le despotisme chinois, il faut commencer par lui démontrer qu’on est meilleur que lui sur son terrain même : c’est à dire plus efficace, moins coûteux et plus performant. Bref, un despotisme supérieur. Mais cela reste à prouver.
Grâce au virus, la fragilité de notre monde apparaît au grand jour. Le jeu qui se joue actuellement est infiniment plus dangereux que le virus, et fera bien plus de morts. Pourtant les contemporains ne paraissent avoir peur que du virus…
Il semblerait que l’époque actuelle se soit donnée pour tâche de contredire ce que disait Hegel, à propos de la philosophie de l’histoire : « L’histoire du monde est le progrès de la conscience de la liberté ». Mais la liberté elle même n’existe que pour autant qu’elle est en lutte avec son contraire — ajoutait-il. Où est-elle aujourd’hui ? Lorsqu’en Italie et en France les gens dénoncent ceux qui n’obéissent pas ?
S’il a suffi d’un simple microbe pour précipiter notre monde dans l’obéissance au plus répugnant des despotismes, cela signifie que notre monde était déjà si prêt à ce despotisme qu’un simple microbe lui a suffi.
Les historiens appelleront le temps qui commence maintenant l’époque du Despotisme Occidental.
The conversion of the representative democracies of the West to a completely new despotism has taken on, because of the virus, the legal form of « force majeure » (in jurisprudence, force majeure is, as we know, a case of exoneration from responsibility). And so the new virus is, at the same time, the catalyst of the event and the element of distraction of the masses through fear [1].
For as many hypotheses as I have put forward since my book On Terrorism and the State (1979) on the way in which this conversion, in my eyes inescapable, from formal democracy to real despotism would have taken place, I confess that I had not imagined that it could happen under the pretext of a virus. And yet the ways of the Lord are really infinite. And also those of the astuteness of the Hegelian reason.
The only reference, it can be said, as prophetic as it is disturbing, is the one I found in an article that Jacques Attali, former boss of the EBRD bank, had written in L’Express during the 2009 epidemic:
« If the epidemic is a little more serious, which is possible, since it is transmissible by humans, it will have truly planetary consequences: economic (models suggest that it could lead to a loss of 3 trillion dollars, or a 5% drop in world GDP) and political (because of the risks of contagion…) For this, we will have to set up a world police force, a world storage system, and therefore a world tax system. We will then come to the point, much more quickly than economic reason alone would have allowed, of setting up the foundations of a true world government. » [2]
…
The pandemic was thus envisaged: how many simulations had been made by the large insurance companies! And by the protection services of the States. Just a few days ago, former British Prime Minister Gordon Brown returned to the need for a world government: « Gordon Brown has urged world leaders to create a temporary form of world government to deal with the twin medical and economic crises caused by the Covid-19 pandemic. » [3]
…
It hardly needs to be added that such an opportunity may be seized or created, does not change the matter much. Once the intention is there, and the strategy drawn, it is enough to have the pretext, and then to act accordingly. No one, among the heads of state, has been caught off guard, if not at the very beginning, by the foolishness of this or that one. Afterwards, from Giuseppe Conte to Orban, from Johnson to Trump, etc., all these politicians, however boorish they may be, quickly understood what the virus allowed them to do with the old constitutions, rules and laws. The state of necessity forgives any illegality.
Once terrorism, which has been abused a little too much, has exhausted most of its potential, so well experienced everywhere in the first fifteen years of the new century, the time has come to move on to the next stage, as I have been announcing since 2011, in my text From Terrorism to Despotism.
Moreover, the counter-insurgency approach that the so-called ‘war against the virus’ has taken immediately and everywhere confirms the intention behind the ‘humanitarian’ operations of this war, which is not against the virus, but against all the rules, rights, guarantees, institutions and peoples of the old world: I am talking about the world and the institutions that have been in place since the French Revolution, and that are now disappearing before our eyes in a few months, as quickly as the Soviet Union disappeared. The epidemic will end, but not all the measures, possibilities and consequences that it has triggered and that we are currently experimenting with. We are giving birth to a new world in pain.
We are witnessing the decomposition and the end of a world and a civilization, that of bourgeois democracy with its parliaments, its rights, its powers and counter-powers, which are now completely useless, because laws and coercive measures are dictated by the executive, without being ratified by the parliaments immediately, and where the judicial power, as well as the power of free opinion, loses even the appearance of independence, and therefore their function of counterweight.
In this way, the people are suddenly and traumatically accustomed (as established by Machiavelli, ‘evil must be done all at once, so that those to whom it is done do not have time to savor it’): the citizen having already disappeared for a long time in favor of the consumer, the latter is now reduced to the role of a simple patient, on whom one has the right of life and death, to whom one can administer any treatment, or even decide to suppress him, according to his age (productive or unproductive), or according to any other criterion decided arbitrarily and without appeal, at the discretion of the caretaker, or of others Once imprisoned at home, or in the hospital, what can he do against coercion, abuse, arbitrariness?
The constitutional charter being suspended, for example in Italy, without raising the slightest objection, not even by the ‘guarantor’ of the institutions, president Mattarella. The subjects, who have become simple, anonymous and isolated monads, no longer have any ‘equality’ to claim or any rights to assert. The law itself will no longer be normative, but already becomes discretionary, like life and death. We have seen that, under the pretext of coronavirus, in Italy 13 or 14 unarmed prisoners can be killed immediately and with impunity, and no one cares to give their names, nor their crimes, nor their circumstances. We are doing even better than the Germans in the Stammheim prison. At least for our crimes, they should admire us!
We don’t discuss anything anymore, except money. And a state like Italy is reduced to begging the sinister and illegitimate Eurogroup for the capital necessary to transform the democratic form into a despotic one. The same Eurogroup that in 2015 ferociously wanted to expropriate all Greek public property, including the Parthenon, and to entrust it to a fund placed in Luxembourg, under German control: even Der Spiegel defined the Eurogroup’s diktats as ‘a catalog of atrocities’ to mortify Greece, and Ambrose Evans-Pritchard, in the Telegraph, wrote that if one wanted to date the end of the European project, it was at that time. Now it is done. All that remains is the Euro, and only temporarily.
Neo-liberalism has not had to deal with the old class struggles, it doesn’t even remember them, it thinks it has erased them even from the dictionary. It still believes itself to be all-powerful, which does not mean that it does not fear them, since it is well aware of all that it is preparing to inflict on the people. It is obvious that people will soon go hungry; it is obvious that the unemployed will be crowded; it is obvious that people who work illegally (4 million in Italy) will have no support. And those who have a precarious job, and have nothing to lose, will start struggles and sabotages. This explains why the response strategy to the pandemic is above all a counter-insurgency strategy. We’re going to see some great ones in America. The FEMA camps will soon be filled.
So the new despotism has at least two strong reasons for imposing itself on the West: one is to deal with the internal subversion it provokes and expects; and the other is to prepare for external warfare against the designated enemy, which is also the oldest despotism in history, from which we have nothing to learn since The Book of Prince Shang (4th century BC) – a book that all Western strategists will have to hurry up and read, with the utmost attention. If one has decided to attack Chinese despotism, one must begin by demonstrating that one is better than it on its own ground: that is, more efficient, less costly and more effective. In short, a superior despotism. But this remains to be proven.
Thanks to the virus, the fragility of our world appears in broad daylight. The game that is currently being played is infinitely more dangerous than the virus, and will kill many more people. However, the contemporaries only seem to be afraid of the virus…
It would seem that the current era has given itself the task of contradicting what Hegel said about the philosophy of history: « The history of the world is the progress of the consciousness of freedom ». But freedom itself exists only insofar as it is in struggle with its opposite – he added. Where is it today? When in Italy and France people denounce those who do not obey?
If a simple microbe was enough to precipitate our world into obedience to the most repugnant despotism, it means that our world was already so ready for this despotism that a simple microbe was enough.
Historians will call the time that now begins the epoch of Western Despotism.