Tous les chômeurs disposent en tout cas d’une chose inestimable : du temps. Voilà qui pourrait constituer une chance historique, la possibilité de mener une vie pleine de sens, de joie et de raison.
On peut définir notre but comme une reconquête du temps. Nous sommes donc tout sauf inactifs, alors que la soi-disant « population active » ne peut qu’obéir aux ordres de ses « supérieurs ».
Et c’est bien parce que nous sommes actifs que nous n’avons pas le temps de travailler.
Manifeste poétique et ovni politique se situant dans la tradition du Droit à la paresse (Paul Lafargue) et du mouvement situationniste, le « rapport d’inactivité n°1 » rédigé par un trio de chômeurs berlinois et débattu pour la première fois en public en août 1996, fut qualifié de « Manifeste des chômeurs heureux » (Glückliche Arbeitlose). Il eut un retentissement considérable au cours des années 1997-2002.
Il y a trois siècles, les croquants levaient les yeux avec envie vers le château du seigneur ; c’est non sans raisons qu’ils se sentaient exclus de ses richesses, ses nobles loisirs, ses artistes de cour et courtisanes.
Mais qui d’encore sain aujourd’hui voudrait vivre comme un cadre stressé, qui aurait envie de se bourrer le crâne de ses rangées de chiffres sans esprit, de boire son Bordeaux falsifié, d’assumer ses mille faussetés ?
Le pdf que nous reproduisons ici est le texte de la Lecture publique à trois voix, en chaise-longue et agrémentée de diapositives, donnée pour la première fois le 14 Août 1996 au « Marché aux Esclaves » du Prater (Berlin-Est).
Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.
Supplément au voyage de Bougainville – Diderot.
La domination s’appareille toujours de ces désirs non-naturels et non-nécessaires qu’Epicure nous enjoignait de fuir, et pour cela, elle a mis le reste de l’humanité au travail forcé. Evidemment, le spectacle de cette masse s’épuisant, se courbant, gémissant pour la servir rajoute à ses joies aussi malsaines que vaines, comme il la persuade de la supériorité de sa creuse existence parasitaire et la conforte pour finir dans son mépris des basses tâches – des tâches qu’elle a rendues basses.
Et comme ses faux besoins forment un tonneau percé, elle a contaminé la terre entière de cette ivresse maladive, pliant à ses caprices non seulement le reste de l’humanité, mais le savoir, les savoir-faire, les animaux, les végétaux, les minéraux, faisant miroiter à ses serviteurs les plus dociles l’espoir de ramasser des restes de son festin empoisonné, et faisant de cette docilité la vertu universelle pour ceux capables d’en attraper les miettes.
De là nous ne tirons cependant pas l’idée, qui se voudrait renversante, mais qui n’est qu’inversée, selon quoi, et bien, le désir de se délivrer des contraintes, des lourdeurs, des peines, du labeur serait insensé, irréaliste, éthéré, etc.
Elle est aussi légitime que juste. C’est sans nul doute l’exploitation du travail d’autrui et l’aliénation fatale qui en résulte qui ont rendu le travail mauvais : étranger, contraint, dominé par le désagrément, l’amertume, le déplaisir. Mais c’est la sagesse naturelle des peuples primitifs (ou premiers ou racines, etc.) que d’avoir toujours cherché à répondre aux nécessités de façon agréable, la plus légère, la plus joyeuse, rieuse, créative possible. Cette alchimie des activités correspond à ce qu’Epicure appelait les désirs naturels mais non nécessaires, pour les distinguer des besoins. On peut considérer, avec Spinoza, que ces désirs sont pourtant également nécessaires à l’épanouissement des potentialités proprement humaines, et à ce tire entièrement naturels ; c’est-à-dire qu’ils forment le conatus de l’espèce ; son effort pour s’accomplir et persévérer dans son être.
Il existe un moyen simple de les distinguer des activités productrices de malheur, de réduction et de rétrécissement de l’existence et de l’humain : elles sont effort sans se forcer. Et si elles sont tel, c’est que l’individu et/ou la communauté qui les accomplissent ressentent ici et maintenant, immédiatement, la joie qui accompagne nécessairement le développement et/ou l’épanouissement de soi.
Elles sont donc non pas des nécessités s’imposant de l’extérieur, mais des réalisations maîtrisées de l’intérieur. Ceci peut être illustré de mille façons ; par exemple, là tout de suite, je fais un effort pour écrire, mais qui n’a rien à voir avec la saisie d’un texte qui ne m’intéresserait pas. Je faisais remarquer, il y a un bon moment déjà, à quelques conspirationnistes, que laver la vaisselle pouvait être une œuvre vivante et jouissive, ce qui les laissa cois. Je ne parlais évidemment pas du « métier » de « plongeur ».
Alors donc voilà : oui l’urgent permanent est de se débarrasser de toutes les dominations (et pas seulement à l’extérieur de soi), mais oui aussi, la « nostalgie du présent » – qui est le nerf de la « vraie guerre » (Gorgio Cesarano) – nous enjoint en tout temps et en tous lieux de nous délivrer autant que possible de tout ce qui, nous courbant de trop, nous épuise, nous déforme, nous rapetisse, nous déspiritualise ; d’ennoblir, d’élever, d’alléger donc, et de rendre autant que faire se peut et se pourra ludiques, créatives, légères, célestes même toutes nos activités, avec et sans efforts.
Extrait de La Société contre l’état, de Pierre Clastres.
« Si dans notre langage populaire on dit « travailler comme un nègre », en Amérique du Sud en revanche on dit « fainéant comme un Indien ». Alors, de deux choses l’une ou bien l’homme des sociétés primitives, américaines et autres, vit en économie de subsistance et passe le plus clair de son temps dans la recherche de la nourriture ; ou bien il ne vit pas en économie de subsistance et peut donc se permettre des loisirs prolongés en fumant dans son hamac. C’est ce qui frappa, sans ambiguïté, les premiers observateurs européens des Indiens du Brésil. Grande était leur réprobation à constater que des gaillards pleins de santé préféraient s’attifer comme des femmes de peintures et de plumes au lieu de transpirer sur leurs jardins. Gens donc qui ignoraient délibérément qu’il faut gagner son pain à la sueur de son front. C’en était trop, et cela ne dura pas : on mit rapidement les Indiens au travail, et ils en périrent. Deux axiomes en effet paraissent guider la marche de la civilisation occidentale, dès son aurore le premier pose que la vraie société se déploie à l’ombre protectrice de l’État ; le second énonce un impératif catégorique : il faut travailler. Les Indiens ne consacraient effectivement que peu de temps à ce que l’on appelle le travail. Et ils ne mouraient pas de faim néanmoins. Les chroniques de l’époque sont unanimes à décrire la belle apparence des adultes, la bonne santé des nombreux enfants, l’abondance et la variété des ressources alimentaires. Par conséquent, l’économie de subsistance qui était celle des tribus indiennes n’impliquait nullement la recherche angoissée, à temps complet, de la nourriture. Donc une économie de subsistance est compatible avec une considérable limitation du temps consacré aux activités productives. Soit le cas des tribus sud-américaines d’agriculteurs, les Tupi-Guarani par exemple, dont la fainéantise irritait tant les Français et les Portugais. La vie économique de ces Indiens se fondait principalement sur l’agriculture, accessoirement sur la chasse, la pêche et la collecte. Un même jardin était utilisé pendant quatre à six années consécutives. Après quoi on l’abandonnait, en raison de l’épuisement du sol ou, plus vraisemblablement, de l’invasion de l’espace dégagé par une végétation parasitaire difficile à éliminer. Le gros du travail, effectué par les hommes, consistait à défricher, à la hache de pierre et par le feu, la superficie nécessaire. Cette tâche, accomplie à la fin de la saison des pluies, mobilisait les hommes pendant un ou deux mois. Presque tout le reste du processus agricole — planter, sarcler, récolter —, conformément à la division sexuelle du travail, était pris en charge par les femmes. Il en résulte donc cette conclusion joyeuse : les hommes, c’est-à-dire la moitié de la population, travaillaient environ deux mois tous les quatre ans ! Quant au reste du temps, ils le vouaient à des occupations éprouvées non comme peine mais comme plaisir : chasse, pêche ; fêtes et beuveries ; à satisfaire enfin leur goût passionné pour la guerre.
Or ces données massives, qualitatives, impressionnistes trouvent une confirmation éclatante en des recherches récentes, certaines en cours, de caractère rigoureusement démonstratif, puisqu’elles mesurent le temps de travail dans les sociétés à économie de subsistance. Qu’il s’agisse de chasseurs-nomades du désert du Kalahari ou d’agriculteurs sédentaires amérindiens, les chiffres obtenus révèlent une répartition moyenne du temps quotidien de travail inférieure à quatre heures par jour. J. Lizot, installé depuis plusieurs années chez les Indiens Yanomami d’Amazonie vénézuélienne, a chronométriquement établi que la durée moyenne du temps consacré chaque jour au travail par les adultes, toutes activités comprises, dépasse à peine trois heures. Nous n’avons point nous-mêmes effectué de mesures analogues chez les Guayaki, chasseurs nomades de la forêt paraguayenne. Mais on peut assurer que les Indiens, hommes et femmes, passaient au moins la moitié de la journée dans une oisiveté presque complète, puisque chasse et collecte prenaient place, et non chaque jour, entre 6 heures et 11 heures du matin environ. Il est probable que des études semblables, menées chez les dernières populations primitives, aboutiraient, compte tenu des différences écologiques, à des résultats voisins.
Nous voici donc bien loin du misérabilisme qu’enveloppe l’idée d’économie de subsistance. Non seulement l’homme des sociétés primitives n’est nullement contraint à cette existence animale que serait la recherche permanente pour assurer la survie ; mais c’est même au prix d’un temps d’activité remarquablement court qu’est obtenu — et au-delà — ce résultat. Cela signifie que les sociétés primitives disposent, si elles le désirent, de tout le temps nécessaire pour accroître la production des biens matériels. Le bon sens alors questionne : pourquoi les hommes de ces sociétés voudraient-ils travailler et produire davantage, alors que trois ou quatre heures quotidiennes d’activité paisible suffisent à assurer les besoins du groupe ? à quoi cela leur servirait-il ? A quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ? Quelle en serait la destination ? C’est toujours par force que les hommes travaillent au-delà de leurs besoins. Et précisément cette force-là est absente du monde primitif, l’absence de cette force externe définit même la nature des sociétés primitives. On peut désormais admettre, pour qualifier l’organisation économique de ces sociétés, l’expression d’économie de subsistance, dès lors que l’on entend par là non point la nécessité d’un défaut, d’une incapacité, inhérents à ce type de société et à leur technologie, mais au contraire le refus d’un excès inutile, la volonté d’accorder l’activité productrice à la satisfaction des besoins. Et rien de plus. D’autant que, pour cerner les choses de plus près, il y a effectivement production de surplus dans les sociétés primitives la quantité de plantes cultivées produites (manioc, maïs, tabac, coton, etc.) dépasse toujours ce qui est nécessaire à la consommation du groupe, ce supplément de production étant, bien entendu, inclus dans le temps normal de travail. Ce surplus-là, obtenu sans surtravail, est consommé, consumé, à des fins proprement politiques, lors des fêtes, invitations, visites d’étrangers, etc. L’avantage d’une hache métallique sur une hache de pierre est trop évident pour qu’on s’y attarde : on peut abattre avec la première peut-être dix fois plus de travail dans le même temps qu’avec la seconde ; ou bien accomplir le même travail en dix fois moins de temps. Et lorsque les Indiens découvrirent la supériorité productive des haches des hommes blancs, ils les désirèrent, non pour produire plus dans le même temps, mais pour produire autant en un temps dix fois plus court. C’est exactement le contraire qui se produisit, car avec les haches métalliques firent irruption dans le monde primitif indien la violence, la force, le pouvoir qu’exercèrent sur les Sauvages les civilisés nouveaux venus. Les sociétés primitives sont bien, comme l’écrit J. Lizot à propos des Yanomami, des sociétés de refus du travail : « Le mépris des Yanomami pour le travail et leur désintérêt pour un progrès technologique autonome est certain ». Premières sociétés du loisir, premières sociétés d’abondance, selon la juste et gaie expression de M. Sahlins.
Si le projet de constituer une anthropologie économique des sociétés primitives comme discipline autonome a un sens, celui-ci ne peut advenir de la simple prise en compte de la vie économique de ces sociétés on demeure dans une ethnologie de la description, dans la description d’une dimension non autonome de la vie sociale primitive. C’est bien plutôt lorsque cette dimension du “fait social total” se constitue comme sphère autonome que l’idée d’une anthropologie économique apparaît fondée : lorsque disparaît le refus du travail, lorsqu’au sens du loisir se substitue le goût de l’accumulation, lorsqu’en un mot se fait jour dans le corps social cette force externe que nous évoquions plus haut, cette force sans laquelle les Sauvages ne renonceraient pas au loisir et qui détruit la société en tant que société primitive cette force, c’est la puissance de contraindre, c’est la capacité de coercition, c’est le pouvoir politique. Mais aussi bien l’anthropologie cesse dès lors d’être économique, elle perd en quelque sorte son objet à l’instant où elle croit le saisir, l’économie devient politique.
Pour l’homme des sociétés primitives, l’activité de production est exactement mesurée, délimitée par les besoins à satisfaire, étant entendu qu’il s’agit essentiellement des besoins énergétiques : la production est rabattue sur la reconstitution du stock d’énergie dépensée. En d’autres termes, c’est la vie comme nature qui — à la production près des biens consommés socialement à l’occasion des fêtes — fonde et détermine la quantité de temps consacré à la reproduire. C’est dire qu’une fois assurée la satisfaction globale des besoins énergétiques, rien ne saurait inciter la société primitive à désirer produire plus, c’est-à-dire à aliéner son temps en un travail sans destination, alors que ce temps est disponible pour l’oisiveté, le jeu, la guerre ou la fête. à quelles conditions peut se transformer ce rapport de l’homme primitif à l’activité de production ? à quelles conditions cette activité s’assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins énergétiques ? C’est là poser la question de l’origine du travail comme travail aliéné.
Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres de la circulation des produits de cette activité : ils n’agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d’échange des biens médiatise le rapport direct de l’homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l’activité de production est détournée de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C’est alors que l’on peut parler de travail quand la règle égalitaire d’échange cesse de constituer le “code civil” de la société, quand l’activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C’est bien là en effet qu’elle s’inscrit, la différence entre le Sauvage amazonien et l’Indien de l’empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser ta dette à notre égard.
Quand, dans la société primitive, l’économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l’activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c’est que la société n’est plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c’est qu’elle a cessé d’exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes. »
Universal definition: authentic human work is the effort made to produce or create, in order to realise a project that fulfils the person doing it.
If work is not this consented effort, but a forced act, it becomes violence, coercion.
If work carries out a project alien to the person doing it, it becomes a dispossession of the act, an alienation of the self.
If work does not develop a disposition, a talent, a potentiality of the person doing it, it becomes desiccation, atrophy.
Universal deduction: To emancipate oneself from inauthentic work is to give universal priority to the fulfilment of the dispositions, talents and potentialities of each and every person.
Note: In inauthentic work as defined here, which makes up the vast mass of work done on earth, the individual is asked to stay in the cloakroom: indeed, what is done generally involves only his or her organs such as the hand or the brain. Organs which are now only externally his own, but which in reality belong to the production process which is alien to him.
Since individuals are not (or not yet) robots, the authentic personality (or what remains of it) can be partially allowed to express itself superficially, in a decorative way, but the individual must above all equip himself with the behaviours adapted to his function: an automatic smile, a bow, an agreed upon speech.
Définition universelle : un travail humain authentique est l’effort consenti pour produire ou créer, afin de réaliser un projet épanouissant la personne qui l’effectue.
Si le travail est non pas cet effort consenti, mais un acte forcé, il devient violence, contrainte.
Si le travail réalise un projet étranger à celui qui l’effectue, il devient dépossession de son acte, aliénation de soi.
Si le travail n’épanouit pas une disposition, un talent, une potentialité de celui qui l’effectue, il devient dessèchement, atrophie.
Déduction universelle : S’émanciper du travail inauthentique consiste à rendre universellement prioritaire l’épanouissement des dispositions, des talents et des potentialités de chacune et de chacun.
Note : Dans le travail inauthentique tel que défini ici, qui forme l’immense masse des travaux réalisés sur terre, l’individu est prié de rester accroché au vestiaire : en effet, ce qui est effectué n’implique en général que ses organes comme la main ou le cerveau. Organes qui du coup ne sont plus les siens que de façon extérieure, mais qui appartiennent en réalité au processus de production qui lui est étranger.
Les individus n’étant pas (ou pas encore) des robots, la personnalité authentique (ou ce qu’il en reste) peut être partiellement autorisée à s’exprimer superficiellement, de façon décorative, mais l’individu doit avant tout s’équiper des comportements adaptés à sa fonction : un sourire automatique, une courbette, un propos convenu.
« Maudite mécanique ! ». Il regardait son doigt ensanglanté, et le morceau de peau qui était resté collé à l’engrenage. « Tu veux ma peau hein ? Garde-la ! Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Un peu de peau en moins sur ma vieille carcasse usée, ça change quoi ? C’est longtemps que tu m’as cassé le dos, la tête, ma pauvre respiration, tout ! Et puis ? T’es quoi toi ? Rien, tu vaux rien, pas même ce morceau de peau que tu retiens. Tu parles d’un otage ! » Il partit d’un fou rire, tellement que ça lui faisait mal aux muscles des joues. Il se trouvait de l’esprit. « Bin oui, pourquoi pas ? T’en as toi, de l’esprit ? Où ça ? Viens là que je te fouille. » Il reprit de plus belle son consciencieux démontage. Il devait être 3 heures du matin. Quelle paix pour le coup dans l’usine déserte. Il repartit d’un nouveau fou rire : « M’ont pas vu pas partir ! Ah, elle est bonne celle-là ! » Il se trouvait très drôle, et ça lui donnait du courage. Il se remit à fouiller les entrailles de la bête, dont la plupart des organes avaient été démontés, et gisaient éparpillés sur le sol autour de lui. Il se sentait bien comme jamais. C’était la première fois qu’il la tenait entre ses mains, la bête automatique, l’actrice mécanique qui lui avait fait danser son rythme monotone pendant toutes ces années perdues pour quoi ? Pour rentrer manger, s’étaler dans le vieux canapé et dormir avec des rêves de fumée éclatante, la fumée de l’usine qui brûlait, il n’irait pas travailler demain. C’était ça, son rêve chéri, son espoir interdit, le secret de sa grève au-dedans, sa grève tout intime. Mais le lendemain, le cauchemar se réveillait, avec déjà la torture sonore et mécanique du vieux réveil qui grince aux oreilles et les yeux qui piquaient, mais rien comparé à son âme cisaillée par tout le non- vécu accumulé. Il ramassait ses affaires aussi maigres que lui, un peu de pain, l’éternel camembert et il quittait le vieil appartement – oui tout était vieux chez lui, en lui : une sorte d’harmonie qu’il s’était faite -, avec sous les bras toutes les larmes qui ne viendront plus. Et puis enfin, enfin, pour finir, il avait eu ce rêve-là : se cacher dans un coin sous la machine, attendre que tous soient partis, et puis, et puis, enfin se lancer à l’assaut de la chose froide et lisse, la réduire en boulons, ressorts, vis, pistons, néant. On allait voir ce qu’elle avait dans le ventre ! On allait percer ses secrets, enfin savoir comment ça pouvait bien tourner, toute cette instrumentation à enlever le temps aux pauvres gens, les déshabiller de leur temps, pour les clouer aux aiguilles de cette grande horloge qui trônait face à lui depuis plus de trente ans. « Bin voilà ma vieille ; l’heure de vérité cette fois ! La roue tourne tu vois ! » Et il repartait de plus belle avec sa joie féroce si longtemps contenue qu’il en avait tellement pleuré, du temps où il pleurait, où ses rêves tombaient comme la pluie tout autour de ses pas de forçat, sur le chemin qui mène tout au bout de l’ennui. « Ah, ça coule ! » s’exclama-t-il. Il venait de percer un tube qui laissait perler de l’huile. « Droit au but la vieille ! Tu sues ! Tu saignes ! Et alors ? Tu voudrais que je te plaigne ? » Une petite aube incertaine se dessinait à travers la vitre sale et ses barreaux perchés. Il avait faim, il avait tellement sommeil aussi, mais fallait terminer le travail. « Ah ! Ah ! Le travail ? Bin c’est un jeu d’enfant tu vois ce coup-là. Oh qu’on s’amuse tous les deux hein ? » Il dévissa une sorte de sphère crantée, et puis voilà : tout était devenu puzzle à ses pieds. C’était fini. Ils avaient enfin fait connaissance. « Je sais maintenant qui t’es toi. T’as fini de m’épater là. Non mais tu vois la tête que t’as ? Rien que de la ferraille ! Alors c’est ça qui m’a sucé la vie ? Tu pouvais pas le dire avant ? Te présenter ? Tu pouvais pas m’expliquer comment t’es à l’intérieur ? Si j’avais su, si on m’avait expliqué ces choses, j’aurais été un peu moins étranger, j’aurais plus mis du mien à partager le tien. Rien, que dalle ! M’ont foutu là devant ce truc, et en avant la cadence. » Mais c’était bien fini. Le vieil homme se redressa péniblement, ça lui faisait mal de partout le corps, mais jamais il ne s’était si bien senti. En fait il ne s’était jamais senti du tout.
Fantôme d’une vie. Il regarda encore dehors. Le jour s’était levé, et il sentait le clapotis d’une petite pluie. Oui, il la sentait la pluie, avec des odeurs de forêts d’automne, quand les feuilles tombent parce que l’été est bien fini. Il la sentait tellement qu’il avait l’impression qu’elle était en lui.
« Putain, c’est moi qui pleut ? »
Il se réveilla en sueur, arraché de son rêve par le son strident du vieux réveil.
The old man and the machine.
« Damned mechanics! ». He looked at his bloody finger, and the piece of skin that had stuck to the gear. « You want my skin, don’t you? Keep it! What do you want it for? A little less skin on my old worn-out carcass, what difference does it make? You’ve been breaking my back, my head, my poor breathing, everything! And then? What are you? Nothing, you’re worthless, not even that piece of skin you’re holding. Talk about a hostage! » He started laughing so hard that it hurt his cheek muscles. He found himself witty. « Well yes, why not? Do you have any spirit? Where? Come here so I can search you ». He resumed his conscientious dismantling. It must have been 3 o’clock in the morning. What a peace of mind in the deserted factory. He started laughing again: « They didn’t see me leave! Ah, that’s a good one! »
He thought he was very funny, and it gave him courage. He began to search the entrails of the beast again, most of its organs having been dismantled and lying scattered on the ground around him. He felt as good as ever. It was the first time he had held it in his hands, the automatic beast, the mechanical actress who had made him dance its monotonous rhythm during all those lost years for what? To go home to eat, to sprawl on the old couch and sleep with dreams of bright smoke, the smoke of the burning factory, he would not go to work tomorrow. This was his cherished dream, his forbidden hope, the secret of his strike inside, his intimate strike.
But the next day, the nightmare woke up, already with the sonorous and mechanical torture of the old alarm clock squeaking in his ears and his eyes stinging, but nothing compared to his soul sheared by all the accumulated non-life. He picked up his things as thin as he was, a bit of bread, the eternal camembert and he left the old apartment – yes everything was old in him: a kind of harmony that he had made for himself -, with under his arms all the tears that will not come anymore. And then, finally… finally… finally, he had this dream: to hide in a corner under the machine, to wait until everyone had left, and then, and then, finally to attack the cold and smooth thing, to reduce it to bolts, springs, screws, pistons, nothingness. We were going to see what it had in its belly! We were going to pierce its secrets, to finally know how it could turn, all this instrumentation to take time away from poor people, to strip them of their time, to nail them to the hands of this big clock that had been sitting in front of him for more than thirty years. « Bin voilà my old woman; the hour of truth this time! The wheel turns you see! » And he started again with his fierce joy so long contained that he had cried so much, from the time when he cried, when his dreams fell like rain all around his convict steps, on the path that leads to the very end of boredom. « Ah, it’s flowing! » he exclaimed. He had just pierced a tube that was dripping oil. « Right to the point, old girl! You’re sweating! You’re bleeding! So what? Do you want me to feel sorry for you? » A small, uncertain dawn could be seen through the dirty glass and its perched bars. He was hungry, he was so sleepy too, but the work had to be finished.
« Ah! Ah! Work? Well, it’s child’s play, you see. Oh that we both have fun, eh? » He unscrewed a kind of notched sphere, and then there it was: everything had become a puzzle at his feet. It was over. They had finally met. « I know now who you are. You’ve finished amazing me. No but you see the head you have? Nothing but junk! So that’s what sucked the life out of me? Couldn’t you say so before? Introduce yourself? Couldn’t you tell me what you’re like inside? If I had known, if someone had explained these things to me, I would have been a little less of a stranger, I would have put more of myself into sharing yours. Nothing, nothing! They put me in front of this thing, and let’s get on with it ». But it was well over.
The old man got up painfully, it hurt all over his body, but he had never felt so good. In fact he had never felt at all. Ghost of a life. He looked outside again. The day had dawned, and he could feel the splash of a little rain. Yes, he smelled the rain, with the smell of autumn forests, when the leaves fall because the summer is well over. He could smell it so much that he felt like it was inside him.
« Fuck, is it raining on me? »
He woke up in a sweat, snatched from his dream by the shrill sound of the old alarm clock.