« Les chaînes de la réalité infligent à chaque instant à ma chair les plus cruelles meurtrissures, mais je demeure mon. bien propre. Livré en servage à un maître, je n’ai en vue que moi et mon avantage ; ses coups, en vérité, m’atteignent, je n’en suis pas libre, mais je ne les supporte que dans mon propre intérêt, soit que je veuille le tromper par une feinte soumission, soit que je craigne de m’attirer pis par ma résistance. Mais comme je n’ai en vue que moi et mon intérêt personnel, je saisirai la première occasion qui se présentera et j’écraserai mon maître. »
« Sous la domination d’un maître cruel, mon corps n’est pas « libre » vis-à-vis de la torture et des coups de fouet ; mais ce sont mes os qui gémissent dans la torture, ce sont mes fibres qui tressaillent sous les coups, et je gémis parce que mon corps gémit. Si je soupire et si je frémis, c’est que je suis encore mien, que je suis toujours mon bien. Ma jambe n’est pas « libre » sous le bâton du maître, mais elle demeure ma jambe et ne peut m’être arrachée. Qu’il la coupe donc, et qu’il dise s’il tient encore ma jambe ? Il n’aura plus dans la main que le — cadavre de ma jambe. »
« La prison n’est prison que parce qu’elle est destinée à des prisonniers, sans lesquels elle serait un bâtiment quelconque. Qui imprime un caractère commun à ceux qui y sont assemblés ? Il est clair que c’est la prison, car c’est à cause d’elle qu’ils sont des prisonniers. Qui détermine la manière de vivre de la société de prisonniers ? Encore la prison. Mais qui détermine leurs relations ? Est-ce aussi la prison ? Halte ! Ici, je vous arrête : Évidemment, s’ils entrent en relations, ce ne peut être que comme des prisonniers, c’est-à-dire que pour autant que le permettent les règlements de la prison ; mais ces relations, c’est eux-mêmes et eux seuls qui les créent, c’est le Je qui se met en rapport avec le Tu ; non seulement ces relations ne peuvent pas être le fait de la prison, mais celle-ci doit veiller à s’y opposer. La prison consent à ce que nous fassions un travail en commun, elle nous voit avec plaisir manœuvrer ensemble une machine ou partager n’importe quelle besogne. Mais si j’oublie que je suis un prisonnier et si je noue des relations avec toi, également oublieux de ton sort, voilà qui met la prison en péril : non seulement elle ne peut créer de pareilles relations, mais elle ne peut même pas les tolérer. »
Max Stirner, L’unique et sa propriété.
« Je n’ai pas pu échapper au salariat. » – Suis-je pour autant un salarié ? Oui, de toute évidence.
Cela m’oblige-t-il à agir, à penser en tant que salarié ? Je dois certainement faire les gestes pour lesquels je suis payé, si je veux être payé. Mais si d’autres gestes sont possibles, dans le cadre même de mes fonctions ou en–dehors, je peux les faire – ou ne pas les faire. Je ne suis pas contraint de faire miens tous les actes qui correspondent à ce à quoi s’attend la société du salarié que je suis, au travail ou en-dehors. Il y a toujours une marge, c’est-à-dire une faille, une évasion, fussent-elle minimes et limitées. Et même s’il n’y en avait pas, je ne suis pas contraint d’adhérer à ce que je fais. Je peux le faire faire par mes mains, sans l’approuver. Plus précisément, je peux ne l’approuver que dans la seule mesure où je ne peux échapper au salariat.
La belle affaire ! La société n’en demande pas plus : que tu approuves ou non ce qu’elle t’oblige à faire ne change rien au fait que tu le fais. Evidemment. Mais qui et quoi de moi le fait ? Est-ce que je me donne à ce que je fais, et dans quelle mesure ? Ou est-ce que je m’y prête seulement, et jusqu’à quel point ? Finalement, est-ce que je m’y réduis ? Ou est-ce plutôt que je donne le change ? Ai-je fait mienne la mentalité correspondant selon la société aux fonctions que j’exerce ? Ai-je approuvé, assimilé, intériorisé cette mentalité ? Jusqu’à m’y reconnaître, m’y réduire, m’y identifier ? En suis-je le promoteur, le défenseur, le modèle ? Ou bien, encore une fois, est-ce que je m’ingénie juste à donner le change, tant qu’il n’y a pas mieux à faire ?
Pour s’évader quand les circonstances le permettent, il faut encore avoir des envies d’évasion. Plus encore pour créer ces circonstances. Si je me satisfais d’être prisonnier, si je suis fier du prisonnier qu’on a fait de moi, si je m’investis dans mon rôle de prisonnier, s’il n’y a plus aucune distance ni différence entre ce rôle et moi, alors oui, je suis prisonnier – de mon état de prisonnier. On m’avait enfermé dans une prison, je me suis moi-même enfermé dans ce qu’elle attend de moi. Je suis devenu ma prison, et je resterais une prison, même si j’étais libéré de ses murs. J’ai dressé un mur infranchissable entre mon identité de prisonnier et mon identité propre et unique.
La société du spectacle a presque tout recouvert, envahi, irradié, investi. Elle n’entend rien faire d’autre que parfaire sa propre circularité. Et d’abord dans toutes les têtes.
Que nul ne se connaisse d’autre identité que celle indiquée sur son étiquette. Le choix n’est-il pas varié ? Sans cesse plus étendu ? Ne nous offre-t-on pas même à présent, par toutes sortes de prodigieux moyens biotechnologiques, de transiter, transitionner d’une identité à une autre ?
Si vous ne trouvez pas chaussure à votre pied, vous n’avez qu’à changer de pied. Si vous ne comprenez plus rien à qui vous êtes, changez d’être.
Alors oui, il n’est ni simple ni facile de ressaisir ce qui de nous échappe encore et toujours à ces identités greffées, quand il est si épuisant déjà, pour le spectateur ordinaire, de les faire coïncider avec les apparences recyclables, si vite périmées.
Ou quand on nous enjoint de toutes parts d’avoir l’honnêteté de reconnaître qu’on participe au spectacle, puisqu’on le reproduit et qu’on s’y produit, qu’on en consomme les produits, que la domination nous colle à l’être et au paraître et que ça vient de trop loin, depuis si longtemps, et que c’est plus fort que nous, etc.
Il faut donc le redire : c’est parce qu’une part (quantitative et qualitative) de l’humanité ne se réduit encore et toujours pas à ce qui l’aliène – et qu’elle le sait -, que la société du spectacle a encore et toujours du souci à se faire. Et c’est bien sûr depuis cette part d’humanité invaincue, que nous pouvons encore et toujours ne pas nous identifier ou nous réduire à son spectacle – et cesser de le reproduire.
Certes, nul ne peut raisonnablement se dire exempt, indemne ou pur de toute influence d’une société si solidement établie que c’est en chacun qu’elle a dressé ses fondements. Il appartient à chacune et chacun de les identifier précisément, tantôt de les combattre, tantôt de les fuir ou de les laisser dépérir. Dans tous les cas, de ne pas se croire contraint de s’y identifier, quand il s’agit justement de s’en désidentifier, pour reprendre contact avec soi-même. Chacune et chacun est son propre stratège, en complicité avec toutes celles et tous ceux qu’on perçoit engagés dans le même processus émancipateur, et avec celles et ceux qui peuvent à tout moment s’y engager, lorsque les masques tombent.
