Oui mais alors, ça sert à quoi ? – Nous ne nous en soucions pas outre mesure (outre notre mesure). C’est une sorte d’exercice spirituel au sens où en parle Pierre Hadot à propos de la philosophie antique.
Mais pas que bien sûr : c’est un travail de dépollution (un dépoussiérage) qui nous aide à mieux respirer (mentalement, émotionnellement et même aussi physiquement). C’est un repère utile pour quelques-un(e)s sans doute.
C’est la mauvaise herbe dans le béton.
C’est l’oiseau sentinelle.
C’est un simple apport à l’outillage critique de ce temps.
Avec quelle stratégie ? – Nous ne souhaitons pas en dire beaucoup concernant la stratégie.
Ce qui est sûr, c’est que nous resterons un bon moment encore confidentiels, comme l’insatisfaction radicale, et comme les véritables joies.
Nous ne sommes l’avant-garde que de nous-mêmes, dialectiquement : nous sommes notre propre émulation novatrice.
Quels sont vos projets ? – Nous ne souhaitons pas en dire beaucoup concernant nos projets.
Certains touchent à l’existence, au ras des paquerettes.
Nous procédons pas décalages, détournements, situations créées.
Nous avons aussi quelques projets éditoriaux en cours de gestation : l’un pour démoraliser la servitude volontaire, l’autre pour émerveiller les résistances.
La libération des formes artistiques a partout signifié leur réduction à rien.
Il ne reste que la trace, chez quelques créateurs modernes, d’une conscience traumatisée par le naufrage de l’expression comme sphère autonome.
L’œuvre fondamentale d’une sécession radicale doit être, avec la réactualisation de la critique, un nouvel essai de réponse aux exigences d’une communication créative de la part émancipée du vécu.
Dans un article inédit de 1947 (« Le matérialisme dialectique est-il une philosophie ? »), recueilli dans son livre Recherches dialectiques, Goldmann analysait très bien le résultat, dans l’avenir, du mouvement culturel qu’il avait sous les yeux, en écrivant : « … Comme le droit, l’économie ou la religion, l’art en tant que phénomène autonome séparé des autres domaines de la vie sociale, sera amené à disparaître dans une société sans classes. Il n’y aura probablement plus d’art séparé de la vie parce que la vie aura elle-même un style, une forme dans laquelle elle trouvera son expression adéquate. » Mais Goldmann, qui traçait cette perspective à très longue échéance en fonction des prévisions d’ensemble du matérialisme dialectique, n’en reconnaissait pas la vérification dans l’expression de son temps.
Il jugeait l’écriture ou l’art de son temps en fonction de l’alternative classique–romantique, et il ne voyait dans le romantisme que l’expression de la réification.
Or, il est vrai que la destruction du langage, depuis un siècle de poésie, s’est faite en suivant la tendance romantique, réifiée, petite-bourgeoise, de la profondeur ; et, comme l’avait montré Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes, en postulant que la pensée inexprimable valait mieux que le mot.
Mais l’aspect positif de cette destruction, dans la poésie, l’écriture romanesque ou tous les arts plastiques, c’est d’être en même temps le témoignage de toute une époque sur l’insuffisance de l’expression artistique. C’est d’avoir été la destruction pratique des instruments de cette pseudo-communication, posant la question de l’invention d’instruments supérieurs.
Il n’y a pas, pour les sécessionnistes du Spectacle, de possible retour en arrière. Le monde de l’expression qui s’y affiche, quel que soit son contenu, est définitivement périmé.
Weirdcore. Le spectacle produit ici/nulle part la représentation de l’évasion impossible. L’évasion comme représentation seulement. La mémoire en miettes d’un vécu perdu se confond avec les restes indigestes de l’orgie spectacliste. Le message est qu’on ne sort du spectacle que par et dans les égouts du spectacle, où se recycle le dégoût comme goût.
Le maintien ou la subversion de cette société n’est pas une question utopique : c’est la plus brûlante question d’aujourd’hui, celle qui contient toutes les autres.
Les créations de l’avenir devront modeler directement la vie, créant et généralisant les « instants exceptionnels » et c’est ce qu’il s’agit d’explorer.
La difficulté de ce saut était déjà mesurée par Goldmann quand il remarquait (dans une note de Recherches dialectiques, page 144) :
« Nous n’avons aucun moyen d’action directe sur l’affectif. »
C’est la tâche des créateurs d’une vie nouvelle d’inventer ces moyens, ce qui revient à la rendre intense et désirable.
La situation sera perçue comme le contraire de l’œuvre d’art, qui est un essai de valorisation absolue, et de conservation, du moment figé (ceci était l’épicerie fine esthétique d’un Malraux par exemple).
Le constructeur de situations, si l’on reprend un mot de Marx, « en agissant par ses mouvements sur la nature extérieure et en la transformant… transforme en même temps sa propre nature ».
Comme les prolétaires, théoriquement, devant la nation, les sécessionnistes campent aux portes de la culture en miettes congelées.
Ils ne veulent pas s’y établir.
Bien sûr, le dépérissement des formes artistiques, s’il se traduit par l’impossibilité de leur renouvellement créatif, n’entraîne pas encore leur véritable disparition pratique. Elles peuvent encore spectaculairement se répéter, sous assistance artificielle.
Ce qui porte le nom d’art contemporain est un composé de publicité, de finance spéculative et de bureaucratie culturelle. Jaime Semprun.
Mais, pour parler comme Hegel dans la préface de la Phénoménologie de l’Esprit : « La frivolité et l’ennui qui envahissent ce qui subsiste encore, le pressentiment vague d’un inconnu sont les signes annonciateurs de quelque chose d’autre qui est en marche. »
Nous devons aller plus loin, sans nous attacher à rien de ladite culture moderne, et non plus de sa négation. Nous ne voulons pas travailler au spectacle de la fin d’un monde, mais à la fin du monde du spectacle.
Détourné de Internationale situationniste n° 3, décembre 1959.
There are lots of knots and we need to find the end of the string. From there, we can patiently untangle the whole. This end is the development of individual consciousness, its emancipation, its elevation, its autonomy, its freedom; the joys that result, the solutions it foresees, their creative and evolutionary sharing. This is the cornerstone, the rock on which everything else is built.
Yet the entire system of planetary domination, whether it’s the stultification of alienated, forced labor or the consumerist stupidity that is its counterpart, is designed to deprive individuals of this emancipated conscious development.
Instead, these individuals are « invited » to take their place as cogs in the system, not just superficially, but in ever-greater mimetic dependence. The aim: to calculate one’s existence, to think in algorithms, to make oneself indispensable to the artificial.
Hence the human-shaped shop windows that stroll along what’s left of the sidewalks, and the omnipresent background sounds of walking cash drawers.
The society of the spectacle no longer looks much like a society, while the spectacle turns into a tragic comedy.
It’s in the midst of this battlefield, mined on all sides and in a thousand ways, that we have to decide how to get out of it, which is all the more difficult given that, at first glance, there’s nowhere else to go.
Except the emancipated space of emancipatory consciousness. The end of the ball.
It is from here, and only here, that humanity can glimpse not a rebirth, but rather, its true birth.
Only then is it useful, legitimate and possible to progressively redesign – at the pace of the emancipated evolution of emancipated consciousnesses – the relationships that humanity can maintain or allow to wither or abolish with technology, with knowledge, with tools, instruments, machines, with the hands, with the heart, with inspirations, intuitions, the sense of what is true, good, beautiful, just, with the taste for life, the flowering and harvesting of its joys, the overcoming of its sorrows and the horizons of its destiny, among others.
Only from there, and not from ideologies, systems (even anti-system ones), postulates, dogmas, still less from impositions, decrees or ready-made solutions.
Nor from democracy, however small-scale and direct. A democracy of morons or barbarians or of moronic barbarians, or of mimetic or sclerotic, sectarianized individuals, will produce micro-barbaries, or sects, and so on. Representative democracy, which is certainly a sham, is not the cause of the passivity of the masses, but it is the passivity of individual consciences agglutinated in masses that makes it possible.
As long as these individual consciences remain passive, they will agglutinate in masses, even if they are small masses: 20, 100, 500 zombies gathered in a direct democracy will give nothing more than a more direct – and certainly democratic – access to zombitude.
At the moment, we can’t really decide whether to use a part of democracy, a part of representativeness, a part of industry, a part of machines, why or how. All this, and everything else, depends on the relationship that each and every one of us, in fairly significant numbers, will have with ourselves, with our thoughts, our desires, our hearts, our hands, our loved ones, our distant ones, non-humans (if that makes any sense), the earth, our perception of it, the way we care for it, help it, participate in it, take what is necessary from it, and so on.
We can only reasonably envisage that it will take time, debunkings, reconversions, abolitions, alchemies, evolutions, bifurcations, against a backdrop of communicative wisdom – which is the emancipatory development of individual consciences becoming emancipated.
Il y a un grand nombre de nœuds et il nous faut trouver le bout de la ficelle. De là, nous pourrons patiemment démêler le tout. Ce bout, c’est le développement de la conscience individuelle, son émancipation, son élévation, son autonomie, sa liberté ; les joies qui en résultent, les solutions qu’elle entrevoie, leur partage créatif et évolutif. C’est la pierre angulaire, le roc sur lequel édifier tout le reste.
Or l’ensemble du système de domination planétaire, qu’il s’agisse de l’abrutissement du travail aliéné et contraint ou de l’abêtissement consumériste qui en est le pendant, est fait pour priver les individus de ce développement conscient émancipé.
A la place, ces individus sont « invités » à prendre place en tant que rouages de ce système, non pas seulement superficiellement, mais dans une dépendance mimétique toujours plus forte. : calculer son existence, penser par algorithmes, se rendreindispensable à l’artificiel.
D’où ces vitrines à forme humaine qui déambulent sur ce qui reste de trottoirs, ce fond sonore omniprésent de tiroirs-caisses ambulants.
La société du spectacle ne ressemble plus trop à une société, tandis que le spectacle tourne à la comédie tragique.
C’est au milieu de ce champ de bataille miné de toutes parts et de mille façons qu’il faudrait décider de comment en sortir, ce qui est d’autant moins évident qu’il n’y a de prime abord aucun ailleurs où sortir.
Sauf l’espace émancipé de la conscience émancipatrice. Le bout de la pelote.
C’est à partir de là et seulement de là que l’humanité peut entrevoir non pas une renaissance mais mieux, sa véritable naissance.
C’est seulement à partir de là qu’il est utile, légitime, possible de redessiner progressivement – au rythme de l’évolution émancipée des consciences émancipées – les relations que l’humanité peut entretenir ou laisser dépérir ou abolir avec la technique, avec le savoir, avec les outils, les instruments, les machines, avec les mains, avec le cœur, avec les inspirations, les intuitions, le sens du vrai, du bien, du beau, du juste, avec le goût de vivre, la floraison et la moisson de ses joies, le dépassement de ses peines et les horizons de sa destinée, entre autres.
A partir de là seulement, et non pas à partir d’idéologies, de systèmes (fussent-ils antisystèmes), de postulats, de dogmes, encore moins d’impositions, de décrets, de solutions toutes faites.
Pas plus à partir de la démocratie, fut-elle directe et à échelle réduite. Une démocratie d’abrutis ou de barbares ou de barbares abrutis, ou d’individus mimétiques ou sclérosés, sectarisés, produira de micro-barbaries, ou des sectes, etc. La démocratie représentative, qui est certes une imposture, n’est pas la cause de la passivité des masses, mais c’est la passivité des consciences individuelles agglutinées en masses qui la rend possible.
Tant que ces consciences individuelles resteront passives, elles s’agglutineront en masse, fussent-elles de petites masses : 20, 100, 500 zombies rassemblés en démocratie directe ne donneront rien d’autre qu’un accès plus direct – et démocratique certes – à la zombitude.
Nous ne pouvons actuellement véritablement décider si, ponctuellement, une part de démocratie pourrait être utilisée, voire ponctuellement une part de représentativité, une part d’industrie, une part de machines, pourquoi, comment. Tout cela, et tout le reste, est suspendu à la relation que chacune et chacun, en nombre assez significatif, entretiendra avec soi-même, avec ses pensées, ses désirs, son cœur, ses mains, ses proches, ses lointains, les non-humains (si cela garde un sens), la terre, la perception qu’on en a, la façon de l’entretenir, de l’aider, d’y participer, d’en prélever ce qui est nécessaire, etc.
Nous pouvons seulement envisager raisonnablement qu’il faudra du temps, des déboulonnages, des reconversions, des abolitions, des alchimies, des évolutions, des bifurcations, sur fond de sagesse communicative – ce qui relève du développement émancipateur des consciences individuelles s’émancipant.
Ceux d’entre nous qui restent Se souviendront le plus loin qu’ils peuvent, Nos enfants, qui sait, se souviendront, Un jour, le monde se souviendra. On dira : “Ceux-là vécurent Au temps des bons camarades. Quelle époque formidable Cela dût être, quoique le présent Soit merveilleux aussi.” Notre souvenir revivra, à nous Tous, toujours, en chacun, Quand viendront les beaux jours si éloignés. S’ils n’adviennent jamais, Nous n’en saurons rien. Qu’importe. Nous avons le mieux vécu, nous les hommes Les plus heureux de notre temps.
Kenneth Rexroth
Nous avons embarqué les ciels les plus lointains, les plus déconcertants, étrangers comme nous, recouverts de la poussière de tant d’errances, et cependant la main ouverte comme des yeux d’enfant. Dans les replis de la vie, de sa mélancolie s’écoule la petite éternelle musique.
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure.
Hölderlin.
The universal falsification will progress as long as the people do not desert it.
« Une si longue histoire de la dépossession, dont l’aliénation est sortie victorieuse…
Les ressorts de la domination ont été mis à jour, ceux de la servitude volontaire aussi.
On peut y trouver des raisons ou un non sens, ou les raisons d’un non sens, selon l’angle de vue, toujours partiel, et généralement concurrentiel.
Ou tout cela à la fois, qui ne change rien au constat : l’humain est en très sale état, bien pire encore que la planète malade ; et le pire est qu’il n’en est au mieux que faussement conscient ; cette fausseté faisant partie du mal qui les ronge uniment.
A ce mal si profond et venant de si loin, largement documenté mais sous anesthésie générale, quand ce n’est pas sous hypnose, et toujours à travers les barreaux des spécialisations, et de leurs séparations, de leurs clôtures, de leurs champs de mines, de leurs intérêts, etc., il est bien vain d’opposer, dans l’heure qui nous presse, quelque chose d’autre que la lucidité ; quelque chose comme par exemple un espoir prochain, un système philosophique, le fantôme de la théorie, des miettes d’actes et souvent des actes en miettes.
Ce n’est pas pour demain.
Nous n’en concluons pas du tout que le désespoir ait raison (quoiqu’il ait ses raisons), ni qu’il faille se retrancher (au sens vraisemblable d’une amputation), et d’ailleurs où et comment ? C’est juste un effort apaisé pour être juste, porter son regard plus loin ; ce lointain qui est tout proche dans les prairies où poussent les fleurs de la conscience, nous ne pouvons l’exprimer plus justement.
Oui, respirer par ailleurs.
Nous ne disons enfin pas non plus qu’il soit inutile, absurde ou vain d’entreprendre d’être chaque jour plus humain (plus juste, plus digne, plus noble, plus généreux, plus sensible, plus attentif, plus radical, etc.) : c’est au contraire, s’il en reste un (et il n’en reste qu’un), le seul espoir, et même la seule magie, le puits infini où se puise la vie, qu’il s’agit déjà et qu’il s’agira plus et plus de rendre toujours plus accessible, dans le seul effort d’être soi.
Soyons patients de toute notre impatience, jouissons de nos temps morts et transmutons nos entraves.
Nous ne sortirons de la nuit qu’en devenant le jour. »
Anonyme.
Voici reprendre son empire, l’antique Désordre originel.
Hölderlin
By becoming the day.
“Such a long history of dispossession, from which alienation emerged victorious…
The sources of domination have been exposed, as have those of voluntary servitude.
We can find reasons or nonsense, or reasons for nonsense, depending on the angle of view, always partial, and generally competitive.
Or all of this at the same time, which does not change the facts: humans are in a very bad state, much worse than the sick planet; and the worst is that he is at best only falsely aware of it; this falsity being part of the evil which gnaws away at them.
To this evil so deep and coming from so far away, widely documented but under general anesthesia, when not under hypnosis, and always through the bars of specializations, and their separations, their fences, their minefields , their interests, etc., it is quite vain to oppose, in the hour that presses us, anything other than lucidity; something like for example a future hope, a philosophical system, the ghost of theory, crumbs of acts and often acts in pieces.
It’s not for tomorrow.
We do not conclude from this at all that despair is right (although it has its reasons), nor that we must retreat (in the probable sense of an amputation), and moreover where and how? It’s just a peaceful effort to be fair, to look further; this distance which is very close in the meadows where the flowers of consciousness grow, we cannot express it more precisely.
Yes, breathe elsewhere.
Finally, we are not saying that it is useless, absurd or vain to attempt to be more human every day (more just, more dignified, more noble, more generous, more sensitive, more attentive, more radical, etc. ): it is on the contrary, if there is one left (and there is only one left), the only hope, and even the only magic, the infinite well from which life is drawn, that it is already acting and that it will be more and more a matter of making it ever more accessible, in the sole effort of being oneself.
Let us be patient with all our impatience, enjoy our downtime and transmute our obstacles.
Dans sa phase initiale, le Spectacle commence par coloniser la réalité, à laquelle il impose ses normes consommables. Dans sa phase finale, il a gommé puis recomposé la réalité non seulement à son image, mais surtout en tant qu’image. Le Spectacle est devenu la réalité d’un mirage, au centre du désert général.
Lorsque le Personnage en chef a perdu toute aura, le mirage se dissipe, et le désert surgit. A ce moment précis, le Spectacle a rejoint son concept, en tant qu’expression du vide et vide de l’expression, qui s’imposent sans réplique.
Lorsque le peuple a ainsi été dissous, la dissolution, en se retournant, devient une arme. Il s’agit de manifester non plus par le nombre, mais par une abstention généralisée. Usines vides, bureaux vides, commerces vides, rues vides, le tout reconductible. Telle est la tâche du prochain comité invisible, devenu peuple.