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« En elle-même l’émeute n’est qu’un instant intense, à la fois léger et profond. Son but inhérent est dans sa propagation. La propagation d’une émeute d’un quartier à une ville, et d’une ville à toutes celles de l’Etat, d’un jour au lendemain, et du lendemain à toute une semaine, du mépris à la considération et de l’ignorance à la conscience universelle, constitue ce qui peut être appelé une insurrection. Et de même, une insurrection qui déborde les frontières d’Etat, qui prend la totalité comme son objet et qui révèle le fondement de la dispute humaine est une révolution. Il n’y a pas d’exemple de révolutions qui n’aient pas commencé par une émeute. »
Extrait du Bulletin n°1 de la Bibliothèque des Emeutes, 1990.

Sur le sens originel du mot.
Le mot « émeute » vient de « émouvoir », provoquer une émotion, du latin « emovere », dérivé de « moveo », mouvoir, mettre en mouvement, avec l’influence de « meute » qui , concernant les humains, désigne une « bande », « une troupe de gens furieux se soulevant pour dénoncer violemment leur condition. » : « Grande est l’émeute ; on court, on s’assemble on dispute » (Lafontaine). Son synonyme le plus proche est « mutinerie ». Le Littré évoque « un trouble qui se forme dans la rue, commence par un rassemblement, et n’a d’abord ni chef, ni dessein concerté. »
L’émeute est donc primitivement le soulèvement collectif d’une émotion – ou le soulèvement d’une émotion collective : du haut Moyen Âge à la Renaissance, une « Esmote » désignait une émotion collective prenant la forme d’un soulèvement populaire spontané. « Tumulte séditieux, soulèvement dans le peuple », indique ainsi le Dictionnaire de l’Académie française au milieu du 18ème siècle.

Bref historique en France.
Dans sa forme contemporaine, le phénomène a émergé dans la seconde moitié des années 1970, dans les quartiers pauvres de l’agglomération lyonnaise. Avec la médiatisation des événements du quartier des Minguettes à Vénissieux en juillet 1981, il apparaît aussi en région parisienne. Analysant cette époque, les sociologues Christian Bachmann et Nicole Leguennec écrivent : « Contre qui se battent les émeutiers ? Contre un ennemi sans visage. Contre ceux qui les nient quotidiennement, les condamnent à l’inexistence sociale et leur réservent un avenir en forme d’impasse. »
A partir de 1990, une série d’émeutes éclatent, à Vaulx-en-Velin, Argenteuil, Sartrouville et Mantes-la-Jolie. En comparaison avec l’été 1981, les rapports entre jeunesse des quartiers et police urbaine ont monté d’un cran dans la violence et l’émeute s’est accompagnée de pillages et de dégradations importantes.
En 2005, l’émeute perd définitivement son caractère localisé pour s’étendre à l’ensemble du territoire national. Pour la première fois, une émeute se déroulant dans un quartier d’une ville a des répercussions à des centaines de kilomètres, à travers un processus de reconnaissance collective. Cette même année, durant trois semaines, des incidents surviennent dans près de 300 communes, occasionnant plus de 10 000 incendies de véhicules particuliers et plusieurs centaines d’incendies ou de dégradations à l’encontre de bâtiments publics. La panique est telle, au sommet de l’État, que le Premier ministre décide de recourir au couvre-feu. Le 8 novembre, est décrété l’état d’urgence, en application d’une loi du 3 avril 1955, votée au temps de la Guerre d’Algérie.
Les émeutiers interviewés dans la région parisienne donnent deux séries de raisons à leur colère. Les premières sont relatives aux événements de Clichy-sous-Bois et surtout à l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis de ces événements. C’est ce qui est considéré comme un déni et un mensonge de la part des autorités qui fonde l’indignation et donc le sentiment de légitimité morale de la colère émeutière. Les secondes raisons évoquent non pas le contexte de l’émeute mais certaines dimensions de l’expérience de vie quotidienne des jeunes, expérience qui nourrit en profondeur « la rage » et « la haine » explosant au moment de l’émeute. Cette expérience révèle un vécu d’humiliations multiples accumulées. Certains racontent des expériences de discriminations à l’embauche. La plupart font remonter leur sentiment d’injustice et d’humiliation à l’école (plusieurs seront dégradées). Tous disent enfin que la source quotidienne de leur sentiment d’injustice et d’humiliation est leur relation avec la police.

Réflexions.
Victor Hugo, qui a connu celles de 1830, 1832, 1848 et 1870, qui ont mis à bas la monarchie, écrit dans « Les misérables » : « De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte. »
Depuis 1989, l’association éditrice Belles Emotions, a publié plusieurs bulletins d’inspiration situationniste intitulés Bibliothèque des Emeutes regroupant des rapports concernant 500 émeutes ayant éclaté entre 1978 et 1995 dans de nombreux pays (USA, Afrique du Sud, Irak, Iran, Somalie, Europe…) assortis d’une réflexion théorique.
On y lit cette définition de l’émeute : « L’émeute est le seul moment pratique et public où l’aliénation, c’est-à-dire l’organisation d’une société qui empêche tout débat sur la finalité de l’humanité, est critiquée. Dès qu’une émeute est organisée, elle cesse d’être une émeute. C’est la force et la faiblesse de cette seule tribune des humains voulant maîtriser l’humanité : l’émeute est actuellement le seul mouvement de pensée plus rapide que l’aliénation.»
Même si l’émeute ne dure pas, elle réaffirme le désir indestructible de liberté, d’une humanité non asservie, non aliénée : c’est pourquoi elle est souvent joyeuse, occupe la rue, tient la ville, et s’en prend aux symboles de la domination : « Toutes trop vite noyées ou étouffées, les émeutes modernes n’en sont pas moins le vivant refus de la soumission et de la résignation, le pied-de-biche qui ouvre des perspectives… »
Quelles perspectives ? Bien souvent, estime la Bibliothèque des Emeutes, les émeutiers eux-mêmes l’ignorent. « Il n’est pas rare aujourd’hui de voir des émeutiers croire davantage ce qu’en dit un journal télévisé que ce que leur rappelle leur propre mémoire. »
C’est sans doute en brisant cet effet de spectacle que les émeutiers peuvent trouver ces perspectives à la racine même de leurs émotions : l’émeute a des raisons que la déraison spectaculaire ne connait pas.
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