Lettre sur le progrès humanitaire appliqué à Gaza





On a beaucoup progressé, c’est un fait. On tue avec des drones pilotés depuis des bureaux climatisés. On rase des quartiers entiers au nom du droit de se défendre, droit sans borne, sans même l’effort d’un mensonge un peu soigné. On coupe l’eau et l’électricité à un peuple et l’on parle de « zones humanitaires ». Le progrès n’a plus de limites. C’est même à cela qu’on le reconnaît.

On appelle encore cela une guerre, mais ce mot est trop noble. Ce n’est pas une guerre : c’est une expérience. Gaza est un laboratoire, et le monde entier observe, compatit vaguement, s’indigne un peu — puis retourne à ses courses en ligne. Ici, on teste la capacité d’endurance d’une population privée de tout. On mesure la tolérance des opinions publiques à l’anéantissement programmé, à l’écrasement bureaucratique d’un peuple réduit à un flux de données : X morts par jour, dont Y enfants, ponctués d’images floues et de commentaires convenus. Les chiffres montent, la mémoire baisse. C’est une économie circulaire.

Les humanitaires demandent des trêves, les chefs d’État expriment leur « inquiétude », les experts parlent de « proportionnalité » avec la même aisance que s’il s’agissait d’un excès de sel dans une soupe.

Pendant ce temps, les bulldozers poursuivent leur œuvre. Rien ne résiste au progrès — surtout pas les vivants.

Car Gaza est le nom propre d’une époque sans nom. L’image a tout envahi, et ne fait plus rien d’autre. Le mot « crime » s’use à force d’être prononcé. Le mot « paix », quant à lui, a cessé d’être prononcé : il ne cadre plus avec la scénographie.

On regarde Gaza comme on regarde une série qu’on aurait ratée : sans comprendre les épisodes précédents, sans attendre d’épilogue. La compassion est temporaire, le confort permanent. Ce monde qui a su faire de la misère un spectacle, puis de la mort un produit dérivé, regarde Gaza comme il se regarde lui-même : avec une indifférence polie, lestée de remords trop flous pour peser quoi que ce soit.

On ne comprend pas Gaza si l’on ne comprend pas que ce n’est pas une exception, mais un prototype. Un modèle d’ingénierie sociale, de surveillance intégrale, de dépossession radicale. Un territoire où la vie humaine a été dissoute dans les procédures, les déclarations, les algorithmes de ciblage.

Et dans cette absurdité, c’est peut-être là-bas qu’il reste un des derniers lieux de vérité nue. Là où les mots reprennent leur sens. Où la mort est bien la mort, où le vol est bien le vol, où l’oppresseur n’a plus de masque. Car Gaza, loin d’être un lointain, est ce qui nous pend au nez, si nous continuons à tout accepter. Ce n’est pas seulement une géographie. C’est une prophétie.

Et cette prophétie dit ceci : ce que vous tolérez là-bas, vous l’aurez ici. Plus tard, plus doucement, plus proprement, mais vous l’aurez. Car un monde qui laisse mourir Gaza est déjà en train de mourir lui-même, lentement, sous les décombres de sa propre justification.