Le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant.
Il est sans doute indispensable d’avoir reconnu l’unité et l’articulation de la force agissante qu’est le spectacle, pour être à partir de là capable de rechercher dans quelles directions cette force a pu se déplacer jusqu’à maintenant, étant ce qu’elle était.
Et l’on peut aisément noter que le changement qui a le plus d’importance, c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois.
C’est ainsi qu’hormis un héritage encore important, mais destiné à se réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens, qui du reste sont de plus en plus souvent sélectionnés et mis en perspective selon les convenances du spectacle, il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie moderne. La génétique même, comme on en fait actuellement massivement l’expérience est devenue pleinement accessible aux forces dominantes de la société.
Certes le mouvement d’innovation technologique dure depuis longtemps, et il est constitutif de la société capitaliste, dite parfois industrielle ou post-industrielle. Mais depuis qu’il a pris sa plus récente accélération, il renforce d’autant mieux l’autorité spectaculaire, puisque par lui chacun se découvre entièrement livré à l’ensemble des experts, à leurs calculs et à leurs jugements toujours satisfaits sur ces calculs.
Tout expert sert son maître, car chacune des anciennes possibilités d’indépendance a été à peu près réduite à rien par les conditions d’organisation de la société présente. L’expert qui sert le mieux, c’est, bien sûr, l’expert qui ment.
Le résultat de cet admirable processus, qui permet au spectacle d’être désormais sans réplique est d’avoir donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée.
Jamais censure n’a été plus parfaite, non seulement en internant ou en ridiculisant les opposants trop remuants, mais en imposant un silence général de l’intelligence populaire. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur.
Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique. Puisque personne ne peut plus le contredire, le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier son passé.
La hautaine attitude de ses serviteurs, qui s’épanouit dans les journaux télévisés, quand ils ont à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur, avec leur assurance coutumière.
Il entre donc pleinement dans la logique du spectacle que, dès l’enfance, les écoliers soient soumis industriellement, et avec enthousiasme, au Savoir Absolu de l’informatique : tandis qu’ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes ; et qui seule aussi peu donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Il faut aller à l’essentiel, maintenant que la conversation est presque morte, et que bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler.
On notera enfin que quand l’économie toute-puissante est devenue folle, et les temps spectaculaires ne sont rien d’autre, elle a supprimé les dernières traces de l’autonomie scientifique, inséparablement sur le plan méthodologique et sur le plan des conditions pratiques de l’activité des « chercheurs ». On ne demande plus à la science de comprendre le monde, ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait.
La domination spectaculaire a fait abattre l’arbre gigantesque de la connaissance scientifique à seule fin de s’y faire tailler une matraque.
GUY DEBORD
