
L’objectivité déclarée
Les idées partagées collectivement par l’ensemble de la population sont les idées produites par une classe, puis diluées dans les appareils de communication de masse appartenant à cette même classe. Les individus formant la classe dominante pensent le monde de leurs intérêts et cela suffit, car ils pensent et détiennent les canaux informationnels où est communiquée et débattue la pensée quotidiennement. D’autres idées contradictoires peuvent bien surgir ailleurs, ceux qui les soutiennent ne détiennent pas le monopole de l’information, et on sait qu’en terre de capitalisme, celui qui détient le monopole est aussi bien celui qui fait régner sa loi.
La pensée de la classe dominante naît selon son statut et ses besoins particuliers. Le besoin principal de la classe dominante est la reproduction de sa condition sociale ainsi que le maintien de l’environnement propice à ses affaires – c’est-à-dire la pérennité de la hiérarchie sociale indispensable au bon déroulement du processus d’exploitation dont elle est le maître.
Il découle de cela que le point de vue dans lequel s’ancre le discours dominant, et ce à travers la majorité des instances médiatiques, fait du capitalisme la forme accomplie et indépassable de l’histoire ; forme dont les exploités devront accepter les lois hégémoniques comme des lois naturelles et éternelles (qu’ils le veuillent ou non puisque ces lois sont pour eux les règles de la survie). Le travestissement de la réalité se fait ainsi, consciemment ou non, dès la sphère de la production du savoir ; le jugement partial étant dès lors établi comme l’objectivité déclarée.
Ce processus subtil de mystification, qui dans une époque antérieure s’exprimait principalement dans la croyance religieuse (qui n’est jamais elle aussi, à l’origine, qu’une simple forme de conscience sociale découlant des conditions matérielles d’existence et des rapports sociaux dominants), est ce qui a présidé à la conversion de la raison en général en raison économique.
La conscience perçoit les catégories particulières de l’économie capitaliste comme des catégories naturelles et transhistoriques, précisément parce que le monde dans lequel elle vit repose sur celles-ci ; elles en sont la seule légitimité, la seule vérité socialement construite et attestée – cette vérité ne pouvant conséquemment être remise en question que dès lors que les individus s’y opposent consciemment, c’est-à-dire cessent de la reproduire dans leur activité concrète quotidienne (comme c’est le cas dans les temps insurrectionnels ou révolutionnaires, mais aussi en période de crise manifeste où le cours de la vie est momentanément bouleversé).
La production marchande ne vit que pour elle-même.
La mystification est inévitablement reproduite – et ainsi portée à un niveau supérieur – dans la transformation matérielle du monde selon la fantasmagorie dominante, ici dans l’avènement de la société marchande telle qu’on la connaît aujourd’hui. Les centres commerciaux tentaculaires et les usines sans âme revêtent le même caractère banal, si ce n’est essentiel, que le fidèle percevait dans l’église ou la cathédrale au temps du féodalisme régnant. La « messe » peut bien être raillée aujourd’hui, elle est toujours consommée (et même plus que jamais) dans la réceptivité aveugle des ordres de la production marchande qui ne vit que pour elle-même. Si la conscience spectatrice n’a pas le sentiment d’être dupée, elle n’y voit pourtant que du feu.
A contrario, quand le voile de la mystification se déchire dans l’incendie de toutes les églises marchandes, c’est bientôt la cause fondamentale de l’oppression qui apparaît pour ce qu’elle est : les prolétaires impénitents lâchent aussitôt le torchon qui brûle pour la conquête de leurs droits sur cette vie spoliée.
La transformation de la raison en général en raison marchande apparaît trivialement dans la perception qu’ont les sujets vis-à-vis de leur propre existence : il faut sans cesse optimiser son temps (en le fragmentant artificiellement entre le temps des loisirs, le temps de la consommation marchande, et bien sûr le temps du travail aliéné), rentabiliser ses possessions matériels qui deviennent dorénavant de potentiels investissements à faire fructifier (qu’il s’agisse de son moyen de locomotion, de son lieu de vie ou même pourquoi pas de sa propre créativité, tout devient un bien à marchandiser), etc. Quand le sujet part en voyage, quand il a du temps libre ou quand il n’a pas l’usage de tel bien momentanément, il lui semble de plus en plus inconcevable de laisser ses possessions en friche : leur pouvoir productif ne peut rester à l’abandon et ronge patiemment la conscience de ses propriétaires marchands.
L’idéologie partagée
Ces transformations sociales, si ce n’est psychologiques, sont bien entendu tout sauf le fruit de lois naturelles : seul l’avènement d’un mode de production particulier et la médiation sociale qui est son corollaire pouvaient apporter de tels bouleversements au sein de la société.
Il est de même devenu parfaitement naturel que l’ensemble de la production humaine relève de considérations purement économiques, à commencer par l’impératif de rentabilité et ce, quel que soit le produit concerné. Entre de la nourriture pour nouveau-nés, un produit culturel de masse ou la dernière arme « non létale » à la mode, seuls quelques critères fixés bureaucratiquement viennent différencier ici et là le procès de fabrication de ces marchandises qui, fondamentalement, obéit au même impératif de valorisation de la valeur, et in fine de la recherche du profit pour le capitaliste (c’est d’ailleurs pour cette raison précise que tel « dirigeant d’entreprise » peut travailler alternativement dans l’un ou l’autre de ces domaines, quoique ceux-ci soient tout à fait différents si ce n’est antagoniques d’un point du vue réellement rationnel). Cet état de fait passablement dérangeant, si ce n’est alarmant, a pu acquérir dans le monde présent la même autorité que le délire d’un fanatique qu’on ne peut remettre en question, faute de quoi c’est le fondement même de sa structure psychique qui s’en trouve atteint.
En définitive, ce ne sont donc pas seulement les individus qui composent la classe dominante qui se retrouvent à porter cette fausse conscience. Celle-ci a fini par contaminer l’ensemble des sujets qui vivent et périssent dans le royaume de l’économie marchande ; y compris ceux qui subissent le plus brutalement ses rapports de domination.
Les intérêts réels des dominés – qui entrent en parfaite contradiction avec ceux des propriétaires de la fabrique de la pensée – se retrouvent perpétuellement occultés, et la lutte des classes elle-même niée en tant que phénomène existant. Il en résulte, propagande aidant, que les dominants trouvent chez les dominés eux-mêmes de possibles vecteurs à l’expansion de l’idéologie dominante. Face à l’omniprésence écrasante d’un discours qui ne tolère aucune contestation, est-ce si paradoxal que l’on puisse finir par adopter un point de vue explicitement en opposition avec ses propres intérêts ? C’est ainsi que s’éclaire l’engagement en apparence incompréhensible de certains sujets dans des organisations qui conspirent, si l’on peut dire, précisément contre eux (en réclamant, par exemple, les dispositions législatives afin de renforcer leur exploitation). Plus prosaïquement, cela explique également la croyance naïve de certains sujets envers le rôle protecteur de l’État, l’égalité devant la loi, etc.
Si les dominants contredisent avec véhémence l’existence d’une quelconque lutte entre les classes (comment en effet la société pourrait-elle demeurer « pacifiée » si eux-mêmes admettaient cette évidence ?), leur patience à l’égard des récriminations des dominés envers une société qui leur est profondément hostile décroît à mesure que leur propre domination, c’est-à-dire leurs intérêts directs, sont remis en cause (qu’il s’agisse des aménagements qu’impliqueraient une justice plus « juste », une « démocratie » réellement démocratique, une retraite avant la mort, un hospice qui n’affame pas ses pensionnaires, etc.).
D’invraisemblables impératifs économiques sont souvent invoqués pour expliquer l’impossibilité de telle ou telle amélioration (ces motifs sont d’ailleurs souvent les mêmes qui justifient les « réformes » libérales pour dégrader les conditions d’exploitation des dominés) ; impératifs qui disparaissent soudainement quand le système économique, au cœur des périodiques turbulences qu’il connaît, nécessite que la classe dominante injecte des doses massives d’« argent public » afin de redynamiser son commerce. Après avoir refusé en bloc toute mesure progressiste, la classe dominante peut occasionnellement offrir quelques miettes en guise de compromis, quand les tensions se font trop prégnantes ; si ce dernier n’est pas accepté par la plèbe, il reste toujours la solution de la force, comme chacun sait.
Dans la société où triomphe l’économie marchande, tout doit être perpétuellement mis en œuvre pour entretenir l’ignorance des sujets exploités quant à l’état de délabrement général de leur monde commun : il faut être certain qu’ils n’agiront jamais autrement que dans les limites qu’on leur aura fixées, afin que la bonne marche de l’économie ne soit jamais entravée par quelque désordre que ce soit.
Si cela est patent dans les régions dites non démocratiques, le fonctionnement politique de la plupart des régions dites démocratiques est lui-même conçu dans le but de déposséder ses sujets de tout pouvoir politique effectif, en d’autres termes de toute emprise réelle sur leur devenir individuel et collectif – fait qui n’arriva que très rarement à un tel degré de négation dans l’histoire, hormis en périodes de guerre et de fascisme ouverts. L’accélération de la séparation sociale des individus et la dissolution des diverses formes de communautés depuis l’avènement de l’empire autocratique du capital concourent précisément à favoriser ce développement historique crépusculaire.
Ceci n’a rien d’accidentel : il faut se souvenir que la classe dominante fut historiquement un opposant véhément à la démocratie et ce dans tous les pays capitalistes avancés ; elle ne lui fut jamais aussi favorable qu’à l’instant où celle-ci fut vidée de toute possibilité véritablement « démocratique » dans son fonctionnement, c’est-à-dire quand elle l’adouba dans cette forme dévoyée que l’on nomme « démocratie représentative »[1]. Coupée de tout pouvoir décisionnaire sur la sphère économique à laquelle elle est bien plutôt assujettie, hors de portée de tout contrôle populaire, cette « démocratie » qui n’en a que le nom est devenue, entre les mains de la classe dominante, un outil fort utile pour asseoir son pouvoir et favoriser le libre développement de la logique capitaliste et ce, à tous les niveaux.
Les dirigeants de nos démocraties capitalistes n’ont par ailleurs en rien changé de position vis-à-vis de la démocratie originelle ou de toute autre forme de démocratie directe s’en réclamant, à l’instar des libéraux qui en étaient déjà les pourfendeurs avant de lui donner son habillage bourgeois de la représentation, quoiqu’ils brandissent toujours aussi fièrement aujourd’hui leurs soi-disant idéaux de liberté, d’égalité, etc., qui dans la réalité œuvrent précisément contre ceux-ci.
Libre soumission
Si la simple évocation d’instaurer une forme de démocratie réelle, donc une démocratie directe, leur répugne tant encore de nos jours, ce n’est pas parce que cela augurerait d’un quelconque désordre comme ils se plaisent souvent à le dire, ou du fait de l’impossibilité pratique de le faire (nous n’avons probablement jamais été autant en capacité de mettre cette forme d’organisation en place à une échelle si importante, ne serait-ce que par le progrès sans précédent des moyens de communication et de circulation), mais bien parce que cela signerait en premier lieu la fin de leur ordre et de leur séculière sécession d’avec le peuple – et pis, de les mettre au même niveau que lui (ce que résume très bien l’un de leurs plus éminents représentants par cette saillie : « quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu[2] »). La paupérisation des masses provoquée par des crises économiques à n’en plus finir, un régime néofasciste si ce n’est une guerre civile leur seraient encore des voies préférables plutôt que de se voir évincés du pouvoir par le peuple.
Si la classe dominante doit dans une certaine mesure laisser une forme de liberté d’expression perdurer pour pouvoir encore prétendre que les individus demeurent réellement libres (paradigme qui a cette qualité qu’il signifie implicitement que lesdits individus seraient libres de choisir un autre mode d’organisation, et qu’ils ne le font pas car cela serait contraire à leur volonté, donc au « bon sens »), cette largesse ne doit jamais outrepasser le point où les citoyens commenceraient à acquérir une forme de conscience politique trop développée, impliquant dès lors de possibles mouvements d’émancipation.
Pour éviter d’en arriver là, les propriétaires de l’histoire ont eu tout le loisir, lors des décennies précédentes, d’affûter leurs outils les plus efficients quant au contrôle de la pensée : la propagande et la désinformation. Pour ce qui est de la propagande, la classe dominante dispose, nous l’avons dit, de l’ensemble des principaux organes de communication existants. Cette seule possession lui suffit à orienter le cours général de l’information comme elle le souhaite : soit que sa main-d’œuvre journalistique s’autocensure par crainte de se retrouver sans emploi, soit qu’elle collabore activement dans leur entreprise d’orientation de l’information afin de prouver sa loyauté et bénéficier de quelque gratification.
Dans le même temps, tout énoncé qui aurait le mauvais goût de remettre en question l’ordre même de cette société, aussi rationnel et empiriquement fondé soit-il, ne sera pris en compte que marginalement – comme fantasme anachronique dont l’honnête servant du pouvoir a le devoir de parler afin de demeurer en conformité avec la liberté d’expression (il en faut certainement un peu plus pour briser le consensus idéologique de libre soumission fabriqué après tant d’efforts et de discipline par la classe dominante que la critique de quelques trouble-fêtes obstinés).
Quant à l’usage de la désinformation par les instances au pouvoir, personne ne viendra contester le fait qu’il s’est maintenant répandu à l’ensemble des États capitalistes, plus ou moins activement selon les nécessités propres à la situation économique et sociale de chacun. On prendra pour preuve de cette tendance ce signe éloquent qui est de s’ériger soi-même comme unique juge et diffuseur des informations fiables ; les différents projets de loi pour le contrôle hégémonique de la manipulation de l’information dans l’ensemble des États, mais tout particulièrement aux USA actuellement, n’expriment rien d’autre que cela.
L’expression unilatérale et sans contestation possible des mensonges de la propagande (ou des demi-vérités de la désinformation) propagés quotidiennement via les mass media ne peut manquer de créer une contradiction avec la réalité directement vécue par les sujets – le tant vanté progrès qui apparaît dans le même temps comme aggravation des conditions de vie ; la toute-puissance de la science contemporaine qui ne peut masquer l’accélération de la crise écologique ; la soi-disant diminution de la pauvreté dans le monde grâce aux développements des forces productives qui se vit comme une exploitation toujours croissante et étendue ; ou encore l’acclamation de la démocratie triomphante qui restreint toujours plus les libertés individuelles et collectives.
Le principal avantage de cette confusion sciemment entretenue est qu’elle rend d’une malléabilité formidable l’opinion des individus. De là peuvent naître ces grands spectacles de prestidigitation diffusés à grande échelle ; ainsi de celui de millions d’individus adoubant silencieusement devant leur écran les promesses de bonimenteurs patentés leur expliquant qu’ils prendront soin de l’environnement en adaptant un système qui structurellement ne peut que concourir à le détruire (et qui le fait d’ailleurs avec brio), et de voir se répéter chaque année cette même performance tragi-comique.
Pour que ces outils de domestication des masses acquièrent leur pleine efficacité, il fallait auparavant que les derniers bastions du dialogue libre tombent définitivement. Neutraliser les lieux de débats (et, de fait, la forme de défense naturelle contre la manipulation de masse qu’offre l’enracinement dans une communauté) revenait dans le même temps à saper les possibilités d’existence d’un esprit critique capable de recul et de contradiction, ce qui ne saurait encore être admis au sein de la société marchande. On pourrait même se demander si, à moins de voir revenir les dominés en nombre dans des lieux de socialisation improvisés (comme ce fut par exemple le cas lors du mouvement des gilets jaunes), les organes de propagande continueront à perdurer sous leur forme actuelle, c’est-à-dire en bénéficiant de moyens si démesurés. On sait que certains médias, par exemple, représentent déjà un fardeau d’un point de vue économique pour les capitalistes qui les possèdent ou s’en emparent opportunément. De ce point de vue, leur véritable valeur demeure corrélée, pour la classe dominante, à la persistance de l’esprit qui réclame qu’on lui oppose une propagande outrancière et sans relâche.
Cette perception pour le moins troublée de la réalité est aussi le terreau fertile sur lequel peuvent proliférer toutes sortes de discours confus ou réactionnaires se donnant comme mérite de chercher à expliquer l’origine des injustices et de la pauvreté des conditions d’existence des exploités. En ces circonstances, on fabriquera aisément de toute pièce telle ou telle théorie sans fondement empirique (et masquant la plupart du temps les réels rapports économiques et sociaux qui sont à l’origine des contradictions au sein de la société) afin de servir quelque nébuleux projet.
Les dominants ne se privent d’ailleurs point d’user de ces théories fallacieuses pour créer des conflits qui n’ont pas lieu d’être et diviser les dominés entre eux. Ces antagonismes leur permettent de maintenir leur domination en détournant l’attention de tout un chacun de l’origine concrète de sa spoliation. Les sujets, quant à eux, pourront parfois reconnaître, ne serait-ce qu’inconsciemment, le caractère quelque peu infondé de ces conflits, sans se démonter pour autant ; ils leur servent, en réalité, d’indispensables exutoires pour toute la frustration et le ressentiment accumulés dans le processus d’exploitation et la concurrence acharnée qu’ils doivent mener quotidiennement les uns contre les autres.
Face à une classe désorganisée sur laquelle ils triomphent largement, les détenteurs de la totalité des moyens de reproduction de la vie n’ont aucun besoin d’agir avec retenue et peuvent même radicaliser à souhait leurs positions : ils agissent là en adéquation avec leurs propres forces. Ainsi, ils ont tout intérêt à entretenir la désunion des dominés par les différents moyens qui s’offrent à eux, et à accentuer, par leur domination idéologique, l’état de confusion dans lequel se trouve la classe dominée vis-à-vis d’elle-même et de ses propres intérêts.
En situation de crise, quand les conditions de vie deviennent insoutenables pour les dominés et que le point de rupture est atteint, les dominants ne se retrouvent pas pour autant démunis ; ils savent opportunément troquer leurs discours pseudo-humanistes pour l’ignominie la plus crasse. L’histoire n’est en effet pas avare, et certainement pas dans cette sinistre époque, d’exemples pour montrer jusqu’à quel degré de compromission et de barbarie la classe capitaliste est capable de s’investir quand elle le juge nécessaire pour se maintenir au pouvoir.
Terrorisme diffus
Pour imposer sa loi et asseoir son autorité, la classe dominante s’appuie sur tout un éventail de moyens offensifs : par décrets ou à coups de matraque, elle bénéficie de quantité de ressources à sa disposition pour intensifier sa guerre contre tel ou tel ennemi désigné. Dans ce domaine, un seul principe prévaut sur tous les autres : nécessité fait loi.
Il va de soi que l’intensité de la guerre à mener sera définie selon le territoire et la nature de l’ennemi en question. En cas de révolte civile, quelques précautions d’usage s’imposent. Les armes usuellement employées dans les conflits armés et particulièrement dans les guerres impérialistes pourront se voir en un tel cas réemployées, mais une fois seulement qu’elles auront été adaptées à cette fin. Ainsi, les aéronefs sans pilotes utilisés pour éliminer les cibles à distance pourront servir, dans un usage de terrorisme diffus en territoire civil, à traquer des cibles définies, ou plus simplement à instaurer un climat de terreur.
Les fusils d’assaut se verront quant à eux partiellement amputés de leur efficacité, devenant de « simples » lanceurs de balles à impact mutilant. Ils pourront servir à neutraliser la témérité de certains individus trop offensifs, ou à écharper les espoirs d’un soulèvement qui prend soudainement conscience de sa force.
Enfin, certaines armes seront utilisées telles quelles mais avec un degré de létalité amoindri. C’est notamment le cas de certaines grenades dont la charge explosive « allégée » n’occasionne le plus souvent que des anéantissements partiels (quoique l’anéantissement total de la cible soit aussi possible, quand des « circonstances malencontreuses » surviennent, dit-on alors). En ce sens, le rôle de ces armes aléatoirement létales est inversé : si elles doivent anéantir plutôt que meurtrir dans une guerre déclarée, elles doivent a priori meurtrir plutôt qu’anéantir dans une guerre qui ne dit pas son nom.
En revanche, les dégâts psychologiques produits par les blessures de guerre lors des offensives relevant du terrorisme d’État sont quant à eux d’une intensité quantitative à peu près similaire à ceux subis par les soldats revenant de conflits armés (le but premier de ces armes de guerre civile étant bien de démolir la détermination et le courage des insurgés).
Il existe des exceptions où ce sont les moyens offensifs déployés en territoire civil qui excèdent ce qui est permis « ailleurs ». C’est ainsi que l’on peut user de manière massive et illimitée d’une arme chimique dont on ne connaît pas les effets à long terme sur sa propre population, quand le droit international en proscrit l’usage dans les conflits interétatiques.
Notons également que les espaces du territoire civil où ont été anciennement rassemblées les populations venant des pays colonisés – et où vivent toujours leurs descendants, du moins en partie – sont les lieux privilégiés où les exécutants du terrorisme d’État viennent « se faire la main » avec les nouvelles armes qui leur sont octroyées, avant que leur usage ne soit ensuite introduit sur l’ensemble du territoire. Après tout, il ne s’agit là que de la poursuite d’une vieille tradition, car n’est-ce pas dans les colonies que les envahisseurs s’exercèrent, hors de tout cadre réglementaire, à de nouvelles expérimentations répressives ; expérimentations qui allaient bientôt être reproduites dans les luttes contre-révolutionnaires, dont l’extermination des insurgés de 1848 marque la naissance ? Les pratiques inhumaines telles que les enfumades – « innovation guerrière » qui consistait, lors de la guerre de colonisation en Algérie, à liquider par asphyxie les populations civiles réfugiées dans des grottes en y allumant de grands feux –, si elles ne furent par réemployées en 1848 contre le peuple révolutionnaire, ne sont-elles pas le référent absolu des gazages massifs au lacrymogène des « nuisibles » contemporains, préalablement privés de toute issue ?
Le prétexte utilisé par la classe dominante pour agir politiquement en vue de renforcer son pouvoir relève depuis un certain nombre d’années de la « lutte contre le terrorisme ». Il ne faut en effet pas avoir lu tous les grands stratèges de l’histoire pour savoir que tout empire qui se respecte a le besoin vital d’avoir un ennemi symbolique (et archétypal de préférence), ne serait-ce que pour cimenter sa cohésion interne. Ainsi, que l’on souhaite mener une guerre impérialiste pour soumettre un pays et s’emparer de ses ressources (en énergies fossiles, terres rares, métaux précieux, etc.), ou que l’on veuille simplement se doter d’outils coercitifs supplémentaires à l’encontre de sa propre population (comme l’instauration d’une surveillance de masse, du contrôle restrictif de la liberté d’expression, etc.), la lutte contre un ennemi désigné est toujours le meilleur moyen d’imposer l’exercice de son pouvoir sans risquer de mettre l’opinion public unanimement contre soi.

La manipulation des émotions
La classe dominante est maintenant passée maître dans l’art de la manipulation des émotions permises par des événements spectaculaires tels que les attentats terroristes ; événements qui lui donnent tout le loisir d’agir à sa guise pour affermir ses positions et préciser ses funestes desseins. Si l’on pense à froid, on sait pertinemment que la succession de lois liberticides qui en découlent ne permettent jamais d’enrayer les suivants (il faudrait pour cela s’attaquer aux causes qui ont mené à ces événements) ; leur but principal est bien évidemment tout autre.
On peut tout aussi facilement comprendre, si l’on étudie quelque peu le sujet, que les organisations terroristes ne sortent pas de nulle part : elles se nourrissent toujours de la pauvreté et de l’instabilité politique d’un pays (qui, bien souvent, sont provoquées par des interventions étrangères), quand elles ne sont pas directement financées par des pays impérialistes dans des stratégies géopolitiques aussi diverses que hasardeuses.
Cette soi-disant « lutte contre le terrorisme » est également une opportunité bienvenue pour ouvrir de nouveaux débouchés en matière de vente d’armes et d’expertise militaire dont les défenseurs de la démocratie se sont faits, là encore, une spécialité. On a ainsi pu voir un représentant de commerce fait président se féliciter, en grand héraut de la démocratie, de son juteux trafic d’armes avec des régimes despotiques qui commettent tant et tant de crimes crapuleux contre des pays voisins, si ce n’est contre leur propre population (il n’est cela dit pas si déraisonnable d’imaginer que l’argent qui paye les copieux frais de bouches de nos pseudo-représentants provienne en bonne partie de bêtes avides de profits de la même engeance). Bien entendu, nul ne sera surpris de ces petits arrangements en vue de « préserver la démocratie » : les pays impérialistes s’emploient à ces pratiques retorses depuis la nuit des temps capitalistes.
Les États impérialistes ont maintenant abandonné toute idée de repartir des pays envahis pour des motifs fallacieux avec l’assurance d’y avoir apporté quelque bienfait. L’évolution de leur doctrine militaire témoigne assez bien de ce changement de paradigme : la contre-insurrection traditionnelle, qui comme on le sait préconise de mettre la population de son côté par différents moyens (la torture en étant un, mais l’histoire a prouvé que l’usage disproportionné de celle-ci au détriment d’autres voies plus « diplomatiques » a presque systématiquement fait échouer les guerres contre-insurrectionnelles entreprises), est délaissée au profit d’attaques meurtrières à distance qui emmènent presque autant de civils que de cibles réelles dans la tombe (il était naturel qu’à l’usage de l’extraterritorialité du droit dans la lutte économique vienne s’ajouter, en contrepoint, l’exécution extrajudiciaire en territoire occupé). L’efficacité dans la réalisation de leurs propres objectifs impérialistes sur le court terme est ainsi recherchée aux dépens de toute autre considération.
On a pu avoir il n’y a pas si longtemps une illustration de cette évolution avec le départ en catastrophe du plus puissant État impérialiste, littéralement chassé d’un pays envahi par les factions guerrières locales contre lesquelles il avait pris pour prétexte de lutter ; débâcle consentie qui en dit assez long sur le caractère secondaire de la mission de stabilisation politique durable qu’il s’était donnée.
La drone de guerre
Cette stratégie parfaitement assumée par la classe dominante des États capitalistes concernés ne peut en définitive que conduire au renforcement et à la reproduction des organisations terroristes (on aura compris que cette éventualité n’est pas sérieusement prise en compte dans les décisions desdits États capitalistes). Déjà frappées par la misère du fait de l’instabilité du pays dans lequel elles ne font plus que survivre, les populations locales doivent vivre avec en permanence une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, comme l’exprime si bien la citation ci-dessous. Ne voulaient-elles s’engager dans la lutte armée contre l’envahisseur que le deuil et la désolation apportés par des frappes erratiques les y convainquent (avant qu’elles ne se retrouvent à leur tour – « volontairement » ou non – prises pour cibles dans l’un de ces assassinats délivrés à distance) : « Les drones, en effet, pétrifient. Ils produisent une terreur de masse, infligée à des populations entières. C’est cela, outre les morts et les blessés, les décombres, la colère et les deuils, l’effet d’une surveillance létale permanente : un enfermement psychique, dont le périmètre n’est plus défini par des grilles, des barrières ou des murs, mais par les cercles invisibles que tracent au-dessus des têtes les tournoiements sans fin de miradors volants[3]. »
En territoire civil également, les règles de la contre-insurrection ont été revues et corrigées. Il convient en premier lieu de mettre au pas les contestataires, quels qu’ils soient et quoiqu’il en coûte, puis de soumettre librement par la propagande médiatique et la désinformation les sujets les plus naïfs ou les plus éloignés des mouvements de protestation. L’usage systématique et sans retenue d’armes en tout genre – grenades, fusils à balles mutilantes, etc. – se fait comme un écho de basse intensité à la répétitivité aussi imprécise que mécanique des campagnes d’abattage par frappes de drone.
Le prétexte de la lutte contre le terrorisme, étant donné qu’il a permis à la classe dominante des avancées considérables dans la possibilité de violer « légalement » l’intimité et les droits des dominés, peut maintenant laisser place à la guerre ouverte contre tout ennemi pouvant porter atteinte à ses intérêts ; ennemi que l’on désignera fatalement comme « séparatiste », ce qui n’est qu’une des variantes du « terroriste » (de fait, les lois permettent formellement aujourd’hui de traiter n’importe quel citoyen ou groupe gênant comme un terroriste voire même de censurer quasi-instantanément tout commentaire sur les espaces de dialogue numériques qui serait jugé contraire aux « valeurs républicaines » – comprendre opposé à la domination de l’économie marchande et à ses représentants).
Il ne s’agit pas ici d’une fuite en avant dans l’autoritarisme comme on pourrait le croire mais bien d’une offensive guerrière consciemment mise en œuvre. Les États capitalistes peuvent se le permettre : ils savent que le gros des sujets est suffisamment soumis aux conditions d’exploitation qu’ils exigent et ordonnent pour que la brutalité de cette nouvelle stratégie ne puisse être mise en déroute. Du moins tant que demeurent l’inaction et la désorganisation des dominés.
[1] Sur ce point précis, lire l’article très éclairant de Yohan Dubigeon, « Démocratie et représentation. Mythe d’un mariage naturel » (Revue Projet, vol. 378, n° 5, 2020), dont voici un extrait : « les régimes représentatifs modernes, nés des révolutions politiques des xviie et xviiie siècles (anglaise, américaine puis française), non seulement ne sont pas nés comme des régimes démocratiques, mais se sont même constitués en opposition explicite et volontaire à la démocratie. Ce n’est que chemin faisant, et au prix de bien des combats politiques, que les deux termes ont pu se croiser en une association plus ou moins heureuse, plus ou moins solide et qui, aujourd’hui encore, est régulièrement mise en cause. »
[2] Voltaire, Correspondance. VIII, Gallimard, 1983, p.422. On lit également dans la même lettre : « J’entends par peuple la populace, qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ou la capacité de s’instruire, ils mourraient de faim avant de devenir philosophes, il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues vous seriez bien de mon avis, ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes, cette entreprise est assez forte et assez grande. »
[3] Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, 2013, p. 68




