Nous appelons « valeur » la richesse universelle du monde, arrachée (abstraite/extraite) de son devenir/déploiement immanents et de ses manifestations naturelles (et/ou naturellement culturelles).
Nous comprenons cet arrachement immémorial sous la forme d’une autonomisation/d’un détournement du savoir par rapport à sa dotation/donation naturelle, se dotant de lui-même, en lui-même et par lui-même, en puissance et en acte, de toute la richesse du monde, en tant que donateur universel.
A partir de là, les choses se réduisent tendanciellement à ce que l’on sait d’elles, et ce savoir revient en miroir à son expéditeur comme l’image de sa propre puissance dotatrice/donatrice.
De la sorte, la richesse arrachée du monde est avant tout riche de cet arrachement, expression de sa puissance, narcissisme illimité.
Nous donnons aux choses de la valeur, nous les dotons de valeur, et en les valorisant, nous nous valorisons nous-mêmes, faisant de nous, et de tout, des expressions de la valeur.
De la sorte, la valeur domine les dominateurs (et bien sûr les dominés, dont la nature), comme ce qui seul leur donne/les dote de valeur, hors de quoi ils ne sont rien, hors de quoi il n’y a tendanciellement plus rien.
La valeur s’étendant en extension comme en protension, en qualité comme en quantité, prendra au cours du processus les formes les plus variées, adaptant et conjuguant son déploiement toujours plus démesuré aux diverses données et degrés culturels qu’elle rencontre, les arrachant de leurs cours, les absorbant, déformant/transformant et remodelant à son image.
Cette image, du fait de cette variété, est changeante : sur un fond d’animisme, elle se fera icône, fétiche, idole.
Au terme de ce processus hétérogène de formation/autonomisation, elle s’uniformise et s’épure, s’extrayant progressivement de ses figurations/représentations/supports, ou les subsumant comme ses manifestations temporaires : l’emprise de son éclat/l’éclat de son emprise, quand il a gagné le monde et les esprits, pouvant se dispenser de tout support matériel/physique.
La brillance de l’or était encore trop partielle parce que naturelle, tandis que ce qui brille dans la brillance est la valeur dont elle a été dotée, qui lui a été donnée.
L’argent sera dorénavant son agent : en établissant des équivalences entre toutes choses (une chose, indifféremment de ce qu’elle est, pourra avoir autant de valeur qu’une autre, quelle qu’elle soit), il établit la valeur comme substance des choses.
En particulier leur valeur monétaire, leur valeur telle qu’elle est saisie par la main aveugle du marché ; cette fameuse valeur économique dont Marx, tributaire du monde économique qu’il entend démystifier, réduit l’analyse et la compréhension à ce que l’économie fait pour son propre compte de la valeur.
Marx veut donc à tout prix, trouver la source de la valeur dans le fameux processus de production, où s’effectue la matérialisation de la valeur sous forme de marchandises (et rien d’autre, et certainement pas la création de la valeur, qui n’a pas attendu le capitalisme, qui n’a pas attendu Marx pour naître et prendre son essor comme phénomène totalisant/totalitaire, affectant/remodelant tout à son image, que ce soit le processus de production, la technique,, la consommation, le langage, les désirs, les perceptions, etc.).
Au cours de son processus d’autonomisation, la valeur fait cependant, de toute chose et de tout être, ses incarnations ; ses fétiches : pas seulement la marchandise, mais aussi la production, comme la consommation, comme tout le reste, prendront une forme fétichiste, et c’est ce que nous allons maintenant voir de plus près.
L’étymologie comme souvent est riche d’enseignements : « Le mot « fétiche » provient du portugais feitiço qui signifie « artificiel » et par extension « sortilège », étant lui-même issu du latin facticius qui a donné le français « factice » (Nouveau dictionnaire étymologique et historique d’Albert Dauzat, Jean Dubois, Henri Mitterand, Librairie Larousse, 1964).
De fait, le terme feitiço désigne en langue portugaise le « fétiche », l’envoûtement, le sortilège, l’ensorcellement (fazer feitio signifie envoûter, jeter un sort). Le terme feitar signifie « façonner », la feitura désignant la facture, l’exécution, la façon ou le façonnage (…). On voit comment l’idée de quelque chose de « fabriqué » a induit celle de quelque objet « artificié », donc « artificiel », et, par une nouvelle extension, « trafiqué », donc « faux » ou « postiche » et se prêtant, comme « sortilège », à quelque manigance magique » (Paul-Laurent Assoun).
Soumise formellement et réellement à la valorisation de la valeur ; envoûtée, trafiquée, faussée par la valeur, toute fabrication sera en elle-même faussée, trafiquée : non seulement elle se produira elle-même comme fétiche, mais ce qu’elle produira sera non pas une chose en tant que telle mais une chose envoûtée : un fétiche.
La production de salaire et de profit, essentielle du point de vue de l’économie, reste secondaire (au sens aussi du verbe seconder) du point de vue unitaire/totalitaire de la valeur : ce n’est que l’adaptation nécessaire de l’activité à la forme argent de la valeur, de même que l’industrialisation de cette activité est son adaptation à la forme marchandise de la valeur, quand le devenir du monde est devenu le devenir marchandise du monde/le devenir monde de la marchandise.
Ainsi, le fameux « fétichisme de la marchandise » ne saurait être réduit à l’occultation par le producteur de sa propre production, étant donné que cette production n’est en rien sa propre production.
Si les individus, face à la marchandise, oublient leur rôle dans le système productif, c’est que ce n’est qu’un rôle, c’est qu’ils n’y sont que des figurants.
Le travail abstrait n’est pas du travail, mais une abstraction, qui se saisit de l’activité pour la modeler à son image.
Si la valeur économique d’une marchandise a un rapport déterminant avec le temps de travail moyen socialement nécessaire à sa production, c’est que ce travail n’est rien ; c’est qu’il n’a d’autre valeur que celle que la valeur lui attribue, en le produisant à son image.
Si les humains s’inclinent devant la marchandise, ce n’est pas parce qu’ils ne savent pas qu’elles sont leurs propres produits, c’est parce qu’elles ne sont pas leurs propres produits.
Si les individus n’envisagent pas la marchandise comme le fruit d’un travail social, c’est parce qu’elle n’est pas le fruit d’un travail social.
Si la marchandise leur apparaît comme relevant de forces qui leur sont extérieures, c’est parce qu’elle relève de forces qui leur sont extérieures.
L’étrangeté des sociétés dans lesquelles ont été fétichisées les conditions de production s’annonce comme une immense accumulation d’envoutements.
Le fétichisme généralisé développe chez ses sujets une réceptivité massivement occupée à et par la mise en scène de la valeur.
La sphère de la production en forme les coulisses, celle de la consommation le devant de représentation.
Entièrement phagocyté/vampirisé par la valeur, le processus de production n’est plus que valeur créant de la valeur, capital en mouvement.
Le travail est devenu un mode d’existence de la valeur-capital, partie intégrante de celle-ci.
Ce n’est pas l’ouvrier qui crée la valeur, mais la valeur qui créé l’ouvrier.
C’est pourquoi, quand bien même la marchandise lui apparaitrait sur le marché comme sa production, quand bien même il garderait le souvenir de son rôle dans le processus de production, quand bien même il saisirait dans les autres marchandises les productions des autres ouvriers, toute marchandise lui resterait substantiellement étrangère.
La marchandise ne dissimule pas, sous la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles, un rapport social déterminé des hommes entre eux, mais un rapport général déterminé des machines entre elles, rapport qui dissous les rapports sociaux des hommes entre eux, pour en faire de simples courroies de transmission entre les machines.
C’est l’automate lui-même qui est le sujet, et les ouvriers ne sont coordonnés à ces organes qu’à titre d’éléments subordonnés à la force motrice centrale : le machinisme est un fétichisme, toute machine incluse y est un fétiche, et pas seulement parce que sa conception échapperait aux producteurs, mais parce cette conception avait déjà échappé à ses concepteurs (ingénieurs et techniciens), sous la dictée de la valeur se valorisant.
Les matières premières sont aussi des fétiches, parce qu’elles ne sont pas vécues et pas même perçues comme vie ou milieu de vie liés à la vie des producteurs mais déjà comme valeur à l’état brut, qui attend d’être valorisée.
Le fétichisme de la marchandise, expression matérialisée universelle du fétichisme de la valeur (comme la religion en était l’expression éthérée) ne trouve pas son point d’ancrage uniquement dans la sphère de la production, mais également dans celle de la consommation.
Le fétichisme consumériste de la marchandise n’est pas un design surajouté, ni un effet secondaire du fétichisme attaché à sa production mais la synthèse hylémorphique finale de la réalité et de sa dévalorisation radicale ; synthèse qui n’est autre que l’auto-valorisation de la valeur en tant que mouvement autonome du non vivant, subtilisation/substitution de toute réalité.
Contrairement à ce que veut leur faire croire l’utilitarisme (notoirement dans sa version économiste), les hommes ne sont pas plus des producteurs que des consommateurs, pas même des consommateurs de signes, mais des vivants en devenir, capables d’auto-détermination.
Ce que la valeur leur vole, c’est cette auto-détermination, ce devenir, cette vie.
Ce qui excite les hommes, ce qui les sort un court moment de leur léthargie (leur existence est une histoire à dormir debout), c’est la richesse de la vie (des parts ou des miettes de richesse) à portée de main (de bourse).
Nous allons examiner maintenant cette illusion dans le détail.
Le fétiche n’est qu’en apparence une chose inerte ou statique : c’est en réalité une chose animée ; non un simple masque (sous lequel se tiendraient, attentant de sortir de leurs rôles, les données chosifiées), mais un devenir en puissance ou en acte.
Pour qu’il s’anime, il faut cependant que se réalise la conjonction des effets de spectacle qu’il contient et des dispositions spectaclistes qui leurs sont liés, qu’il ne cesse de préformer dans le processus général d’auto-valorisation de la valeur, mais qui nécessitent de la part du spectateur d’accomplir sa part, pour ainsi dire intime, dans sa propre formation en tant qu’appendice de la valeur (une humanité déconnectée de la facticité chimérique de la valeur resterait de marbre à son contact, tout occupée à s’épanouir en épanouissant l’infinie richesse de ses infinies relations).
Le spectateur a besoin de spectacle(s), c’est-à-dire de valeur à un tel degré d’accumulation qu’elle devient, indissociablement, le monde comme représentation et la représentation comme monde, sous les formes réellement communicantes des marchandises et de l’argent.
Le spectateur s’efforce de communiquer avec les marchandises en communiant avec leur essence ; en se faisant non seulement porteur mais acteur de valeur.
Ce qui avant tout rend la marchandise magique (« pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques »), c’est non pas la croyance (rites et cultes consuméristes), cette croyance que la valeur inculque au spectateur, mais la foi qu’il y a lui-même mise (pas un jour de plus ne verrait l’humanité se courber devant les machines de sa dépossession ni se prosterner devant les mirages publicitaires si elle n’avait foi qu’en elle-même comme en la vie).
La foi mise dans la valeur est évidemment saisie en retour par le processus de valorisation, sous la forme du self-management : le spectateur ne se sent jamais si optimiste (au sens aussi de l’optimisation) que lorsqu’il négocie non tant la valeur monétaire d’une marchandise (il y a des associations de consommateurs pour ça), non tant sa valeur monétaire (il y a des syndicats pour ça) que sa propre valeur spectaculaire (quoiqu’il y ait des influenceurs pour ça) : il s’emploiera donc à déterminer quelle gratification peut être visée, dans quelle « séquence » de sa vie scénarisée, en adoptant ou en modifiant quelle « posture », et quels « éléments de langage » ; et quel investissement, monétaire évidemment, mais plus encore « personnel », cela exigera, pour la réalisation de quels objectifs, qu’il faudra chiffrer, et en fin de compte, quelle sensation de contrôle en résultera, menant à quelles « performances » ?
Être un consommateur conscient et avisé nécessite plus encore de travail que d’être un producteur zélé, tant c’est l’intimité même de la personne qui est sollicitée (la variété des motivations les plus intimes est d’ailleurs un problème, cependant très excitant, pour le brand management, qui doit concilier l’uniformisation inhérente à la production-consommation de masse et les possibilités de customisation qui seront intégrées à la marchandise. Ces animateurs du cirque marchand devraient se pencher sur comment, en Afrique, des antiquaires parviennent à profiler des objets magico-rituels, en tant que marchandises et œuvres d’art ; ils pourraient transposer ce savoir-faire dans le profilage des marchandises en tant qu’objets magico-rituels, ou en tant qu’œuvres d’art, ou encore et enfin dans le profilage des œuvres d’art en tant que marchandises ou en tant qu’objets magico-rituels).
Ce qui est ici occulté, invisibilisé, et qui rend la chose magique, c’est la prise de pouvoir de la poièsis (« production d’une œuvre extérieure à l’agent ») sur la praxis (« action immanente n’ayant d’autre fin que le perfectionnement de l’agent »), le renversement de la praxis par la poièsis, leur inversion concrète : le spectateur se produit intimement comme extériorité intériorisée en vue d’extérioriser cette nouvelle intériorité en tant que valeur personnelle.
Dans cette opération, qu’il faut entendre au sens clinique, et dont l’urgence est permanente, ne se joue rien moins que la synergie de l’humain et de la valeur, en attendant leur fusion prochaine.
Ce texte est en annexe du livre à paraître en 2024 :
Remède à tout
(de la nature exacte de l’aliénation planétaire et de comment y remédier)