Chronique des jours sans lumière.
I. Les bunkers
Je n’ai jamais été riche. Je ne le dis pas par amertume. C’est simplement un fait. Je n’ai jamais eu accès aux bunkers.
Ils ont commencé à les construire avant même que la situation ne devienne critique. Il y avait des signes, bien sûr. L’atmosphère commençait à se charger en particules fines, certaines régions devenaient inhabitables, l’eau avait ce goût étrange, métallique. Mais les riches, eux, avaient déjà anticipé. Ils n’attendent pas que le monde brûle pour investir dans des extincteurs. Ils font construire des refuges, avec des murs en titane et des systèmes de recyclage d’air dignes d’une station spatiale. Ils ne s’en cachent pas : ils appellent cela de la prévoyance.
À partir d’un certain niveau de fortune, on recevait une invitation. Un dossier personnalisé. Une simulation 3D de votre futur habitat sécurisé. Vue sur un lac virtuel. Service d’accompagnement cognitif. Compagnie animale générée par IA. L’illusion était totale, et parfaitement assumée. Ce n’était pas une fuite du monde, c’était un remplacement du monde.
J’ai connu une femme qui avait un frère dans un bunker. Elle ne le voyait plus, bien sûr. Il lui envoyait des messages vocaux, polis, sobres, vaguement affectueux. Il parlait comme s’il vivait dans un autre siècle. En réalité, il vivait dans une autre planète. Ce qui me frappait, c’est qu’il ne posait jamais de questions. Il ne voulait pas savoir ce qu’il se passait dehors. Il disait : « Je préfère me concentrer sur ma stabilité intérieure. » J’ai trouvé ça obscène. Puis j’ai compris que c’était tout simplement devenu banal.
II. En surface
En surface, il n’y a pas de stabilité.
Les jours ne se distinguent plus. Il n’y a plus de saisons, seulement des épisodes. On a remplacé les bulletins météorologiques par des alertes d’état atmosphérique : « Inhalation non recommandée », « Sortie interdite aux mineurs », « Température ressentie : irréelle ».
Je vis dans un ancien centre logistique. Un cube gris, aux fenêtres cimentées. À l’intérieur, une centaine d’individus. Certains s’entassent. D’autres errent. Il n’y a pas de véritable hiérarchie, seulement des tensions. Il y a ceux qui possèdent encore un filtre respiratoire, une batterie solaire, quelques pilules de synthèse. Et ceux qui n’ont plus rien, sauf la rage.
J’essaie de ne pas parler trop. Parler fatigue. Et surtout, cela rend vulnérable. Ceux qui racontent trop finissent par être effacés.
La nuit, on entend des choses. Des tirs. Des cris. Des hélices. Parfois des sifflements stridents, suivis d’un silence anormal. On sait alors que quelque chose a été désintégré. On ne va pas voir. On apprend vite à ne pas vouloir savoir.
III. Les zombies
Le mot est faux, mais nous l’utilisons tous. Cela donne une forme au chaos.
Ils n’ont rien de surnaturel. Ce sont des humains comme nous. Mais ils ont dépassé un seuil. Ils ne cherchent plus à comprendre. Ils avancent, mastiquent, bousculent, tombent, se relèvent. Certains murmurent. D’autres grognent. Ils ont parfois des restes de vêtements d’infirmiers, d’étudiants, de chauffeurs-livreurs. Ce qui signifie qu’ils ont travaillé, aimé, peut-être espéré.
Je ne les crains pas autant qu’on pourrait le croire. Leur terreur est surtout dans ce qu’ils nous renvoient : une image de nous-mêmes, sans le vernis de la raison.
On dit que certains riches s’amusent à les regarder en direct, grâce aux drones. Qu’ils les suivent comme on suivrait une émission animalière. C’est peut-être une rumeur. Mais je n’ai aucune peine à y croire.
IV. Les calmants
Ceux qui ne peuvent pas s’acheter une puce cherchent des calmants. C’est la seule chose qui se vend encore partout : sous forme de gélules, de patchs, d’aérosols, parfois en liquide à injecter dans la langue. Le but n’est pas d’éprouver quelque chose, mais de ne plus rien éprouver. L’effet recherché est l’effacement : l’abolition momentanée de toute tension, de toute conscience de soi, de toute peur.
Les calmants se trouvent dans des centres d’apaisement, gérés par des sous-traitants d’entreprises qui n’existent plus officiellement. Les files commencent la veille. Il y a des quotas. On échange des choses absurdes pour une dose : une photo ancienne, une pile usée, un rêve raconté à voix basse. Certains offrent leur salive, d’autres acceptent qu’on leur prenne quelques souvenirs en échange.
J’ai essayé, une fois. Cela m’a vidé pendant trois jours. Je n’ai pas retrouvé le goût de l’eau, ni le sens des mots. J’ai compris que même la douleur pouvait manquer. Depuis, je m’abstiens.
V. Les enfants
Il y en a encore. Moins qu’avant. Beaucoup moins.
On les voit rarement. Ils ne jouent pas, ils n’apprennent pas, ils ne rient pas. La plupart du temps, ils sont assis. Silencieux. Ils regardent les adultes avec des yeux ternes, déjà usés. On ne sait pas ce qu’ils comprennent. Mais il est clair qu’ils comprennent que tout est foutu.
Ceux qui ont grandi après la fin des écoles ne savent pas lire. Ce n’est pas une remarque pédagogique, c’est un constat pratique. Le langage lui-même devient obsolète. Il n’est plus utile que pour négocier, supplier ou menacer.
Certains enfants développent des formes de mutisme actif. Ils refusent de parler. D’autres font des gestes incompréhensibles, comme s’ils se souvenaient d’un monde que personne ne leur a décrit.
Je ne sais pas ce qu’ils deviendront. Peut-être survivront-ils mieux que nous. Peut-être deviendront-ils des bêtes intelligentes. En tout cas, ils ne seront pas humains au sens ancien du mot.
VI. Les puces
Les puces sont le nouveau luxe. Ce ne sont pas des objets spectaculaires. Juste des implants corticaux, discrets, peu invasifs, mais décisifs. Ils permettent de modifier la perception. Ils floutent la misère, corrigent les sons, réinterprètent les odeurs.
Les riches ont les modèles avancés. Les classes moyennes disparues ont parfois des versions anciennes, défectueuses. Il y a des accidents : erreurs de perception, hallucinations persistantes, désynchronisation avec le réel. Mais ces effets secondaires sont devenus acceptables. La réalité, elle, ne l’est plus.
Ceux qui n’ont pas de puce sont immédiatement repérables. Ils réagissent à ce qu’ils voient. Cela les trahit. Cela les rend suspects. Un visage lucide est devenu un visage dangereux.
Je n’ai pas de puce. Par principe d’abord, puis par manque de moyens. Aujourd’hui, c’est devenu un fardeau. La réalité est une agression constante.
VII. Les tunnels
Les tunnels ne sont pas faits pour vivre. Ils sont faits pour fuir. Ceux qui s’y installent le font faute de mieux. C’est un choix négatif : ce n’est pas que l’on veut vivre sous terre, c’est qu’on ne peut plus vivre ailleurs.
Ils sont humides, glissants, étroits. Certains datent d’avant les guerres climatiques. On y trouve des restes de câbles, des tags effacés, des sacs éventrés. Rien n’est propre. Rien n’est sûr.
Mais les tunnels offrent une chose rare : un relatif silence. Pas d’hélicoptère, pas de sirènes, pas de drones. Juste les gouttes, les rats, les voix basses.
Il y fait froid. Il y fait noir. Et pourtant, pour beaucoup, c’est le seul lieu vivable.
VIII. Les drones
Les drones sont partout. Ils bourdonnent, filment, scannent, parfois tirent. Il en existe de toutes tailles, de tous types.
On ne sait pas toujours qui les contrôle. Certains sont autonomes. D’autres sont gérés à distance, peut-être depuis les bunkers. Il arrive qu’un drone s’écrase sans raison. Personne ne va le ramasser. Cela attirerait l’attention d’un autre drone.
Ils incarnent ce qu’est devenue la violence : anonyme, sans explication, sans responsabilité.
On vit sous leur œil. Même les morts sont enregistrés. Ce n’est pas la mort qui fait peur, c’est le fait qu’elle devienne une donnée.
IX. Les religions neuves
Quand tout s’effondre, il faut croire. N’importe quoi, mais croire.
Il y a des sectes. Beaucoup. Certaines prêchent le silence, d’autres l’éclat. Certaines refusent les puces, d’autres les adorent. Il y a des cultes de la lumière noire, des baptêmes de plastique fondu, des jeûnes d’oxygène. Il y a même une église des drones pacifiés.
Tout cela est instable. Ça naît, ça se dissout, ça renaît ailleurs. Il n’y a plus de dogme. Seulement des fragments.
Moi, je n’ai pas la foi. Je ne cherche pas d’explication. Mais je comprends ceux qui prient. Ce n’est pas Dieu qu’ils cherchent. C’est une trêve.
X. La nourriture
Il n’y a plus de vraie nourriture. Il n’y a plus que des composés : poudres, gélules, barres, solutions à réhydrater.
On ne mange plus pour vivre. On dose. Parfois, on échange des recettes : une manière de simuler une texture. C’est dérisoire, mais cela donne une illusion de contrôle.
Il arrive qu’on trouve une boîte ancienne. Cela crée une émotion. On se rappelle que manger fut une joie.
Ces souvenirs sont douloureux. Je préfère oublier leur goût.
XI. Le silence
Il y a peu de silence. Et quand il y en a, il fait peur.
Mais dans certains endroits, le silence survient. Alors on entend son propre cœur. C’est presque trop. On se sent nu.
Je ne sais pas si ce silence est une chance ou une menace. En tout cas, c’est une vérité. Et il faut du courage pour l’habiter.
XII. Les effacés
Il y a ceux qu’on ne revoit plus. On les appelait des voisins, des figures. Puis un jour, ils disparaissent. Sans bruit. Sans explication.
On dit qu’ils sont partis. Ou sélectionnés. Ou dissous.
Mais la vérité, c’est qu’on ne sait pas. Et on apprend à ne pas poser de questions.
Il y a un mot pour cela : effacés. Pas morts. Juste : absents.
Je ne veux pas en faire partie. Mais je sais que cela viendra.
XIII. Le dernier livre
Quelqu’un a trouvé un livre. Un vrai. Papier, couverture, pages. C’était un dictionnaire. Édition 1996.
On l’a regardé comme un trésor. Puis comme une relique. Puis comme un cadavre.
Certains voulaient le vendre. D’autres le brûler. Un homme a proposé de l’avaler.
Finalement, on l’a caché. Ce livre ne sauvera rien. Mais il prouve que quelque chose a existé. Un monde où les mots étaient encore vivants.



