« Qui se croit libre en étant soumis est plus soumis que qui se sait soumis. »
Une pédagogie émancipatrice, qui est le contraire de ce qu’est l’usine à réussite qu’on appelle l’école (par une inversion orwellienne de la signification originelle de ce mot), aurait enseigné aux jeunes générations à se méfier radicalement d’une « liberté » non moins orwellienne, consistant à suivre ce que les marchands nous disent d’être, c’est-à-dire des marchandises. Nous saurions tous, grâce à l’éclairant Spinoza, « que les hommes se croient libres seulement parce qu’ils sont conscients de leurs désirs, alors qu’ils ignorent les causes qui les déterminent. »
Dans un monde soumis à toutes les tyrannies comportementales imaginables, la servitude n’a de volontaire que de toujours plus se soumettre. Pour le reste, elle est souffrance censurée, malheur auquel on a volé les mots : alexithymie.
La figure de proue, ou plutôt la tête de gondole, de cette tyrannie est assurément la « femme libérée », cette esclave physique, psychologique, émotionnelle, sexuelle et cérébrale de toutes les modes, dont le corps n’est plus que le matériau de l’apparence et les pensées des catalogues publicitaires.
Depuis la femme-objet stéréotypée des années 60, les marchands du temple ont pris acte des poussées féministes et les agences de marketing les ont donc complètement intégrées au « women’s empowerment marketing » (la commercialisation de l’autonomie de la femme). De Dove à Always en passant par Nike, l’image de la femme libre s’est affirmée : la femme libérée veut désormais être au moins l’égale de son image, fusionner avec son image, être la femme image : une page de publicité papier glacé qui marche dans la rue.
Ce n’est pas gagné, pour le dire en termes commerciaux. Entre les régimes drastiques et les vomissements contrôlés, les troubles comportementaux du «desperate housewives syndrome», la frénésie d’achat sous les diktats de la « fast fashion » (mode express) et l’insécurité psychique d’une identité bradée qu’elle implique, l’impérialisme du paraître étend son empire, c’est-à-dire son emprise sur les corps et les esprits, ou ce qu’il en reste. Et bien sûr, avec l’inflation démentielle de la « réalité » virtuelle et du « cyberbullying » (harcèlement sur internet), un changement d’échelle dans le règne du paraître s’est produit : désormais, toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de falsification s’organise en fonction de l’apparence :
« Dis-moi quel est ton profil, je te dirai qui tu es ».
Sans oublier que dans l’arrière-boutique, le milieu de la mode est un des pires lieux de maltraitance salariale, à égalité avec l’univers impitoyable de la production des jeux vidéos (si chers à Mélenchon), où l’on ne sait plus où commence le travail et où il se finit, où le rythme effréné de la production sature intégralement l’espace jusqu’à la machine à café : où l’on se voit contraint de se fabriquer une image de soi et un personnage en même temps que l’on fabrique du glamour 3D prêt à porter.
Quant à celles qui veulent être vraiment tendance, elles devront intégrer à leur logiciel de remodelage intégral la partie « développement personnel » dont voici le mode d’emploi : « développez personnellement vos égoïsmes justifiés, votre égocentrisme assumé, votre insensibilité sociétale, votre consumérisme étiqueté éthique, votre reluisante image face à vous-même et face aux autres, votre « légende personnelle » façon Facebook.
Soyez en long, en large et en travers l’artisan de vos aliénations favorites, le producteur de vos masques en tissu de mensonges.
Vive le développement de la marchandise personnelle, de la personnalité marchandise… »
Tout ça pour dire que lorsqu’une attardée du « french way of life » – depuis longtemps détruit et recomposé sous forme spectaculaire marchande -, du calibre d’Elisabeth Lévy qui associe la culture française avec le port de sa mini-jupe – d’origine anglaise comme l’ignore l’ignare – fait mine d’être outrée par un burkini, elle ferait bien de ravaler son indignation sur commande : la soumission vestimentaire d’une baigneuse en burkini n’a rien à envier à celle dont le string procure de si belles mycoses vaginales.
Y.N
*La création du burkini en 2005 à Sydney fait suite à de violents affrontements initiés par des Australiens venus « reprendre possession » d’une plage.
*Le bikini est inspiré du premier essai nucléaire américain, dans l’atoll de Bikini aux îles Marshall.
