« Non ami, nous sommes toujours là. Simplement poussés à l’essentiel existentiel, au plus près de l’humain, du plus profond de nos cœurs mille fois blessés – mille fois élargis.
Oui, comme Leibniz, nous pensons, nous savons plutôt, nous pressentons surtout que la beauté et la joie de la victoire seront à la démesure de toutes les tragédies.
Encore une fois, nous allons en ce moment au plus pressé, et sculpter l’âme est plus urgent que scruter le désastre. »
« La maison dans laquelle nous nous sommes abrités – comme la plupart des refuges à Gaza – n’offrait aucune intimité. Quarante personnes ont dormi dans deux chambres. La salle de bains n’avait pas de porte, seulement un rideau déchiré.
Je me souviens avoir attendu que tout le monde s’endorme pour que je puisse me laver avec une bouteille d’eau et des morceaux de tissu.
Je me souviens avoir prié pour ne pas tacher le matelas que j’ai partagé avec trois cousins.
Je me souviens de la honte – non pas de mon corps, mais de ne pas pouvoir en prendre soin.
En guerre le corps perd ses droits, surtout le corps féminin.
Les gros titres parlent rarement de ça, de ce que signifie pour une fille d’avoir ses règles sous les bombardements, des mères forcées de saigner en silence et d’avorter sur les sols froids ou d’accoucher sous les drones.
La guerre à Gaza n’est pas seulement une histoire de décombres et de frappes aériennes. C’est une histoire de corps interrompus, envahis et refusés de repos. Et pourtant, d’une certaine façon, ces corps existent toujours. (…) Ma digestion est nulle. Mon sommeil est brisé. Je connais beaucoup de femmes – amies, parents, voisins – qui ont développé des maladies chroniques pendant la guerre, qui ont perdu leurs menstruations pendant des mois, dont les seins se sont desséchés en essayant d’allaiter dans des refuges.
La guerre entre dans le corps comme une maladie et reste.
Le corps de Gaza est une carte des perturbations. Apprenez vite à vous battre, à prendre moins de place, à rester vigilant, à supprimer le désir, la faim, les saignements.
La nature publique du déplacement détruit la vie privée (…). La dignité devient un fardeau que personne ne peut se permettre.
C’est le paradoxe de la survie : le même corps qui se voit refuser la sécurité devient l’instrument de résistance. Les femmes font bouillir des lentilles à la chandelle, calmer les enfants dans la cave, bercer les morts. Ces actes ne sont pas passifs, ils sont radicaux. Avoir des règles, porter, nourrir, apaiser – au milieu de la destruction – signifie insister sur la vie.
Je reviens encore et encore à l’image de ma mère pendant la guerre. Dos courbés sur un pot, mains tremblantes, yeux grattant le plafond à chaque bruit. Elle ne voulait pas manger avant que tout le monde le fasse. Elle ne voulait pas dormir jusqu’à ce que les enfants le fassent.
Son corps portait en même temps l’architecture de la guerre et de la maternité.
Maintenant, je réalise à quel point sa fatigue était politique – comment son travail, comme celui de tant de femmes palestiniennes, a défié la logique de l’annihilation. (…)
La guerre nous dépouille – non seulement de nos maisons et de nos possessions, mais aussi des rituels qui nous rendent humains : laver, avoir des règles, traiter le deuil en privé.
Mais même sans abri, nos corps perdurent. Est-ce qu’ils se souviennent ? Ils s’accrochent.
Et peut-être, dans leur tremblante persévérance, Ils écrivent l’histoire la plus vraie de toutes.«
On a reçu ce texte au courrier, qui reprend l’un des notres d’une façon étonnante.
1. Le faux bonheur comme produit du spectacle
Dans le monde spectaculaire marchand, la réussite se donne à voir comme fin suprême. Elle s’illustre en images, en chiffres, en statuts.
Le « salaud satisfait » est l’avatar de cette réussite spectaculaire : il est celui qui s’accomplit non dans l’être, mais dans l’avoir, non dans la justice, mais dans la performance reconnue par le système. Pourtant, comme toute marchandise du spectacle, son bonheur est falsifié : il se consume sans jamais s’incarner.
2. L’aliénation comme décroissance en humanité
Le spectacle sépare. Il sépare l’individu de sa propre humanité, le citoyen de son pouvoir, le regard de la vérité. Le salaud, en acceptant les règles truquées de la compétition, se sépare de ce qui fait la substance de l’humain : la capacité à créer du sens, à éprouver de l’empathie, à construire du commun. En ce sens, l’injuste décroît en humanité, non seulement moralement, mais existentiellement : il devient fonction, rôle, silhouette dans une vitrine.
3. Le juste comme résistant au spectacle
Face à l’homme-spectacle, le juste est dissident. Il refuse l’aliénation, même au prix de l’échec apparent. Il ne se définit pas par sa visibilité mais par sa cohérence intérieure.
Ce refus n’est pas passif : il est l’acte fondamental de résistance à la société du mensonge, l’embryon de la situation vécue authentiquement. Dans ses gestes, dans ses choix, il propose une autre vie, non spectaculaire mais réelle.
4. La subversion du sens : il est juste d’être juste
Cette formule est en elle-même un acte subversif dans un monde où la justice est devenue marginale. Affirmer que la vie gagne malgré tout, c’est réintroduire la dialectique dans un univers figé par la communication creuse. Le regard du juste, bien que silencieux, fissure le mur du spectacle. Sa simple présence rappelle que d’autres formes de vie sont possibles, et qu’elles existent déjà, souterraines, minoritaires, mais bien réelles.
5. Vers une situation à construire
La tâche situationniste reste donc la même : désintégrer les formes figées du faux, éveiller la conscience des justes éparpillés, créer des situations où la vérité peut à nouveau s’expérimenter. Contre la victoire apparente des salauds, il faut opposer la force insurrectionnelle du vécu authentique.
Si les individus, face à la marchandise, oublient leur rôle dans le système productif, c’est que ce n’est qu’un rôle, c’est qu’ils n’y sont que des figurants. Le travail abstrait n’est pas du travail, mais une abstraction, qui se saisit de l’activité pour la modeler à son image. Si la valeur économique d’une marchandise a un rapport déterminant avec le temps de travail moyen socialement nécessaire à sa production, c’est que ce travail n’est rien ; c’est qu’il n’a d’autre valeur que celle que la valeur lui attribue, en le produisant à son image. Si les humains s’inclinent devant les marchandises, ce n’est pas parce qu’ils ne savent pas qu’elles sont leurs propres produits, c’est parce qu’elles ne sont pas leurs propres produits. Si les individus n’envisagent pas la marchandise comme le fruit d’un travail social, c’est parce qu’elle n’est pas le fruit d’un travail social. Si la marchandise leur apparaît comme relevant de forces qui leur sont extérieures, c’est parce qu’elle relève de forces qui leur sont extérieures.
Ces forêts qui ont brûlé ne sont pas anciennes. Elles ne sont pas nées du sol, mais d’un acte de recouvrement.
Sous les pins gisent les ruines de centaines de villages palestiniens rasés en 1948, au lendemain de l’expulsion de centaines de milliers de palestiniens. Le slogan disait : « redonner vie au désert ».
Mais la terre n’était pas vide ; elle avait été vidée.
Le reboisement invisibilisait les ruines, effaçait les traces, transformait les décombres en parcs. L’American Independence Park, élevé sur sept villages rayés de la carte, en est le symbole.
Ce paysage artificiel, ce greenwashingavant l’heure, fut une opération de camouflage. Offrir des « poumons verts » à une terre dont on avait arraché le cœur.
(Détourné d’un article de Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba paru dans le club mediapart)