Les générations s’étaient séparées ; chacune avait son réseau avec des sous-réseaux, il
fallait se tenir « à carreau » pour y rester. A carreau, ça veut dire se tenir tranquille, on
disait avant « ne pas faire de vagues », mais l’expression s’est perdue elle aussi, les
vagues étant devenues si monstrueuses si souvent aux quatre coins de la planète.
« Quatre coins », ça veut dire de tous les côtés, ça réfère sans doute aux quatre points
cardinaux, voire aux quatre évangiles, on ne sait plus, on ne déchiffre plus très bien
les anciens documents.
Là j’écris en ancien français, c’était la langue qui a prévalu en zone C jusqu’en 2047. J’y ai pris goût avec mon grand-père, qui me disait souvent : « Les mots vrais ce sont des ailes ». Je ne sais pas ce qu’il appelait « vrai », peut-être l’ancêtre de la probabilité généralisée. En tout cas quand j’utilise ce protolangage, j’ai l’impression de saisir quelque chose et ça me fait du bien.
Oh « saisir » c’est un bien grand ancien mot ; disons toucher, au moins j’espère effleurer la surface de la réalité, et ça me fait du bien, je le redis. Mon grand-père disait aussi que sans les mots, les souffrances s’enfoncent, s’enlisent, se sédimentent, et nous asphyxient de l’intérieur.
Et quand j’y pense (ça se passe dans ma tête je crois, mais pas que), ça explique peut-être tous ces gens des quatre zones qui se suicident sans explication : je veux dire
sans avoir eux-mêmes d’explication à leur geste fatal.
C’est terrible quand même, mais en même temps je les comprends, car moi-même le plus souvent quand j’arrête de penser ancien (ce qui est un peu différent de calculer mais je ne sais pas l’expliquer), j’ai des vertiges et des angoisses atroces et je ne sais pas pourquoi mais
le surveillant m’a dit que c’était normal. En tout cas le fait d’utiliser les anciens mots
dans cet ordre qu’on appelait grammaire me stabilise un peu, un petit moment et
après je peux reprendre les discussions avec ceux de mon sous-réseau. Je ne peux pas
vous traduire ces discussions, parce qu’elles sont sans fil directeur, leur syntaxe est
flottante (un peu comme sur les grosses vagues), et n’ont pas d’autre signification que
d’être un besoin primitif pas encore surmonté, d’après le chef des surveillants. Mais
besoin de quoi ? « Pas de quoi, de qui !» m’a-t-il répondu en hurlant dans son micro.
Je n’ai rien compris parce qu’ensuite il a dévissé tous les mots.
Dévisser les mots c’est quand vous voulez arrêter une discussion à cause des vertiges et des angoisses.
Ce que je crois comprendre, c’est que les discussions sont nées sur les anciens
réseaux sociaux : c’étaient des formes abrégées et mélangées des anciennes langues,
et comme chaque sous-réseau avait ses propres formes, ses propres abréviations et ses
propres mélanges, après quelques décennies a eu lieu « la rupture
communicationnelle » (c’est étrange : mon grand-père, qui pourtant ne l’a pas vécue,
m’avait dit de bien me souvenir de ces mots) : il y a eu des coupures de sens de plus
en plus prolongées, des courts-circuits sémantiques, des viols linguistiques : on a
basculé dans ce qu’on appelle l’insinuiffisance mais une fois qu’on y a eu basculé, on
ne savait plus ce que ce mot voulait dire exactement, et s’il appartenait aux anciennes
langues ou au nouveau code de la voix.
After swtich blématik sa ora endé.
